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Title: Contes Français
Editor: Douglas Labaree Buffum
Contributor: Honoré de Balzac
François Coppée
Alphonse Daudet
Erckmann-Chatrian
Théophile Gautier
Guy de Maupassant
Prosper Mérimée
Alfred de Musset
Release date: July 19, 2004 [eBook #12949]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
Credits: Produced by Renald Levesque
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES FRANÇAIS ***
CONTES FRANÇAIS
EDITED WITH NOTES AND VOCABULARY
BY
DOUGLAS LABAREE BUFFUM, PH. D.
Professor of Romance Languages in Princeton University.
PREFACE.
This edition of Contes Français follows the lines of my
edition of French Short Stories, published in 1907. The stories have
been chosen from representative authors of the nineteenth century with a
view to: (1) literary worth, (2) varied style and subject-matter, (3)
large vocabulary, (4) interest for the student.
The vocabulary is large (between 6000 and 7000 words); it is hoped that
it will be found to be complete, with the exception of merely personal
names, having no English equivalent and of no signification beyond the
story in which they occur. In a few instances words will be found in the
text with special meanings; in these cases the vocabulary contains the
usual signification as well as the special. Irregularities in
pronunciation are indicated in the vocabulary.
A knowledge of the elementary principles of French grammar on the part
of the student is presupposed. Consequently the notes contain few
grammatical explanations. Repetition of rules that may be found in the
ordinary grammars would be unnecessary, and the individual instructor
will probably prefer to adapt this side of the work to the needs of each
class, Or better still to the needs of each student. Mere translations
have also been avoided in the notes; the complete vocabulary will enable
the student to do this work himself. The body of the notes is devoted to
the explanation of historical and literary references and to the
explanation of difficult or exceptional grammatical constructions. A few
general remarks have been made in connection with each author in order
to point out his place in French literature; bibliographical material
for more detailed information has been indicated and the principal works
of each author have been mentioned, together with one or more editions
of his works.
No alteration of any kind has been made in the French Text.
CONTENTS
PRÉFACE
MÉRIMÉE
--L'ENLÈVEMENT DE LA REDOUTE
--LE COUP DE PISTOLET
MAUPASSANT
--LA MAIN
--UNE VENDETTA
--L'AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS
--TOMBOUCTOU
--EN MER
--LES PRISONNIERS
--LE BAPTÊME
--TOINE
--LE PÈRE MILON
DAUDET
--LE CURÉ DE CUCUGNAN
--LE SOUS-PRÉFET AUX CHAMPS
--LE PAPE EST MORT
--UN RÉVEILLON DANS LE MARAIS
--LA VISION DU JUGE DE COLMAR
ERCKMANN-CHATRIAN
--LA MONTRE DU DOYEN
COPPÉE
--LE LOUIS D'OR
--L'ENFANT PERDU
GAUTIER
--LA MILLE ET DEUXIÈME NUIT
BALZAC
--UN DRAME AU BORD DE LA MER.
MUSSET
--CROISILLES
NOTES.
VOCABULARY.
CONTES FRANÇAIS
Page 1
MÉRIMÉE
L'ENLÈVEMENT DE LA REDOUTE
Un militaire de mes amis, qui est mort de la fièvre en
Grèce il y a quelques années, me conta un jour la première
affaire à laquelle il avait assisté. Son récit me frappa
tellement, que je l'écrivis de mémoire aussitôt que j'en [5]eus le loisir. Le voici:
Je rejoignis le régiment le 4 septembre au soir. Je
trouvai le colonel au bivac. Il me reçut d'abord assez
brusquement; mais, après avoir lu la lettre de recommandation
du général B * * *, il changea de manières, et [10]m'adressa quelques paroles obligeantes.
Je fus présenté par lui à mon capitaine, qui revenait à
l'instant même d'une reconnaissance. Ce capitaine, que
je n'eus guère le temps de connaître, était un grand homme
brun, d'une physionomie dure et repoussante. Il avait [15]été simple soldat, et avait gagné ses épaulettes et sa croix
sur les champs de bataille. Sa voix, qui était enrouée et
faible, contrastait singulièrement avec sa stature presque
gigantesque. On me dit qu'il devait cette voix étrange à
une balle qui l'avait percé de part en part à la bataille [20]d'Iéna.
En apprenant que je sortais de l'école de Fontainebleau,
il fit la grimace et dit:
Page 2
--Mon lieutenant est mort hier...
Je compris qu'il voulait dire: «C'est vous qui devez le
remplacer, et vous n'en êtes pas capable.» Un mot piquant
me vint sur les lèvres, mais je me contins.
[5]
La lune se leva derrière la redoute de Cheverino, située
à deux portées de canon de notre bivac. Elle était large
et rouge comme cela est ordinaire à son lever. Mais, ce
soir-là elle me parut d'une grandeur extraordinaire. Pendant
un instant, la redoute se détacha en noir sur le disque
[10]
éclatant de la lune. Elle ressemblait au cône d'un volcan
au moment de l'éruption.
Un vieux soldat, auprès duquel je me trouvais, remarqua
la couleur de la lune.
--Elle est bien rouge, dit-il; c'est signe qu'il en coûtera
[15]
bon pour l'avoir, cette fameuse redoute! J'ai toujours
été superstitieux, et cet augure, dans ce moment surtout,
m'affecta. Je me couchai, mais je ne pus dormir. Je me
levai, et je marchai quelque temps, regardant l'immense
ligne de feux qui couvrait les hauteurs au delà du village
[20]
de Cheverino.
Lorsque je crus que l'air frais et piquant de la nuit avait
assez rafraîchi mon sang, je revins auprès du feu; je
m'enveloppai soigneusement dans mon manteau, et je
fermai les yeux, espérant ne pas les ouvrir avant le jour.
[25]
Mais le sommeil me tint rigueur. Insensiblement mes
pensées prenaient une teinte lugubre. Je me disais que je
n'avais pas un ami parmi les cent mille hommes qui couvraient
cette plaine. Si j'étais blessé, je serais dans un hôpital,
traité sans égards par des chirurgiens ignorants. Ce que
[30]
j'avais entendu dire des opérations chirurgicales me revint
à la mémoire. Mon coeur battait avec violence, et machinalement
je disposais, comme une espèce de cuirasse,
Page 3
le mouchoir et le portefeuille que j'avais sur la poitrine.
La fatigue m'accablait, je m'assoupissais à chaque instant,
et à chaque instant quelque pensée sinistre se reproduisait
avec plus de force et me réveillait en sursaut.
[5]
Cependant la fatigue l'avait emporté, et, quand on
battit la diane, j'étais tout à fait endormi. Nous nous
mimes en bataille, on fit l'appel, puis on remit les armes
en faisceaux, et tout annonçait que nous allions passer
une journée tranquille.
[10]
Vers trois heures, un aide de camp arriva, apportant un
ordre. On nous fit reprendre les armes; nos tirailleurs se
répandirent dans la plaine; nous les suivîmes lentement,
et, au bout de vingt minutes, nous vîmes tous les avant-postes
des Russes se replier et rentrer dans la redoute.
[15]
Une batterie d'artillerie vint s'établir à notre droite,
une autre à notre gauche, mais toutes les deux bien en
avant de nous. Elles commencèrent un feu très vif sur
l'ennemi, qui riposta énergiquement, et bientôt la redoute
de Cheverino disparut sous des nuages épais de fumée.
[20]
Notre régiment était presque à couvert du feu des
Russes par un pli de terrain. Leurs boulets, rares d'ailleurs
pour nous (car ils tiraient de préférence sur nos canonniers),
passaient au-dessus de nos têtes, ou tout au plus nous
envoyaient de la terre et de petites pierres.
[25]
Aussitôt que l'ordre de marcher en avant nous eut été
donné, mon capitaine me regarda avec une attention qui
m'obligea à passer deux ou trois fois la main sur ma jeune
moustache d'un air aussi dégagé qu'il me fut possible.
Au reste, je n'avais pas peur, et la seule crainte que
[30]
j'éprouvasse, c'était que l'on ne s'imaginât que j'avais
peur. Ces boulets inoffensifs contribuèrent encore à me
maintenir dans mon calme héroïque. Mon amour-propre
Page 4
me disait que je courais un danger réel, puisque enfin
j'étais sous le feu d'une batterie. J'étais enchanté d'être
si à mon aise, et je songeai au plaisir de raconter la prise
de la redoute de Cheverino, dans le salon de madame de
[5]
B * * *, rue de Provence.
Le colonel passa devant notre compagnie; il m'adressa
la parole: «Eh bien, vous allez en voir de grises pour votre
début.»
Je souris d'un air tout à fait martial en brossant la
[10]
manche de mon habit, sur laquelle un boulet, tombé à
trente pas de moi, avait envoyé un peu de poussière.
Il parut que les Russes s'aperçurent du mauvais succès
de leurs boulets; car ils les remplacèrent par des obus qui
pouvaient plus facilement nous atteindre dans le creux où
[15]
nous étions postés. Un assez gros éclat m'enleva mon
schako et tua un homme auprès de moi.
--Je vous fais mon compliment, me dit le capitaine,
comme je venais de ramasser mon schako, vous en voilà
quitte pour la journée. Je connaissais cette superstition
[20]
militaire qui croit que l'axiome
non bis in idem
trouve son
application aussi bien sur un champ de bataille que dans
une cour de justice. Je remis fièrement mon schako.
--C'est faire saluer les gens sans cérémonie, dis-je aussi
gaiement que je pus. Cette mauvaise plaisanterie, vu la
[25]
circonstance, parut excellente.
--Je vous félicite, reprit le capitaine, vous n'aurez rien
de plus, et vous commanderez une compagnie ce soir; car
je sens bien que le four chauffe pour moi. Toutes les fois
que j'ai été blessé, l'officier auprès de moi a reçu quelque
[30]
balle morte, et, ajouta-t-il d'un ton plus bas et presque
honteux, leurs noms commençaient toujours par un P.
Je fis l'esprit fort; bien des gens auraient fait comme moi;
Page 5
bien des gens auraient été aussi bien que moi frappés de
ces paroles prophétiques. Conscrit comme je l'étais, je
sentais que je ne pouvais confier mes sentiments à personne,
et que je devais toujours paraître froidement
[5]
intrépide.
Au bout d'une demi-heure, le feu des Russes diminua
sensiblement; alors nous sortîmes de notre couvert pour
marcher sur la redoute.
Notre régiment était composé de trois bataillons. Le
[10]
deuxième fut chargé de tourner la redoute du côté de la
gorge; les deux autres devaient donner l'assaut. J'étais
dans le troisième bataillon.
En sortant de derrière l'espèce d'épaulement qui nous
avait protégés, nous fûmes reçus par plusieurs décharges
[15]
de mousqueterie qui ne firent que peu de mal dans nos
rangs. Le sifflement des balles me surprit: souvent je
tournais la tête, et je m'attirai ainsi quelques plaisanteries
de la part de mes camarades plus familiarisés avec ce bruit.
--A tout prendre, me dis-je, une bataille n'est pas une
[20]
chose si terrible.
Nous avancions au pas de course, précédés de tirailleurs:
tout à coup les Russes poussèrent trois hourras, trois
hourras distincts, puis demeurèrent silencieux et sans
tirer.
[25]
--Je n'aime pas ce silence, dit mon capitaine; cela ne
nous présage rien de bon.
Je trouvai que nos gens étaient un peu trop bruyants, et
je ne pus m'empêcher de faire intérieurement la comparaison
de leurs clameurs tumultueuses avec le silence imposant
[30]
de l'ennemi.
Nous parvînmes rapidement au pied de la redoute, les
palissades avaient été brisées et la terre bouleversée par
Page 6
nos boulets. Les soldats s'élancèrent sur ces ruines
nouvelles avec des cris de
Vive l'empereur!
plus fort qu'on
ne l'aurait attendu de gens qui avaient déjà tant crié.
Je levai les yeux, et jamais je n'oublierai le spectacle que
[5]
je vis. La plus grande partie de la fumée s'était élevée et
restait suspendue comme un dais à vingt pieds au-dessus
de la redoute. Au travers d'une vapeur bleuâtre, on apercevait
derrière leur parapet à demi détruit les grenadiers
russes, l'arme haute, immobiles comme des statues. Je
[10]
crois voir encore chaque soldat, l'oeil gauche attaché sur
nous, le droit caché par son fusil élevé. Dans une embrasure,
à quelques pieds de nous, un homme tenant une
lance à feu était auprès d'un canon.
Je frissonnai, et je crus que ma dernière heure était
[15]
venue.
--Voilà la danse qui va commencer! s'écria mon capitaine.
Bonsoir!
Ce furent les dernières paroles que je l'entendis
prononcer.
[20]
Un roulement de tambours retentit dans la redoute.
Je vis se baisser tous les fusils. Je fermai les yeux; et
j'entendis un fracas épouvantable, suivi de cris et de
gémissements. J'ouvris les yeux, surpris de me trouver
encore au monde. La redoute était de nouveau enveloppée
[25]
de fumée. J'étais entouré de blessés et de morts. Mon
capitaine était étendu à mes pieds: sa tête avait été broyée
par un boulet, et j'étais couvert de sa cervelle et de son
sang. De toute ma compagnie, il ne restait debout que
six hommes et moi.
[30]
A ce carnage succéda un moment de stupeur. Le colonel,
mettant son chapeau au bout de son épée, gravit le premier
le parapet en criant:
Vive l'empereur!
il fut suivi aussitôt
Page 7
de tous les survivants. Je n'ai presque plus de souvenir
net de ce qui suivit. Nous entrâmes dans la redoute, je ne
sais comment. On se battit corps à corps au milieu d'une
fumée si épaisse, que l'on ne pouvait se voir. Je crois que
[5]
je frappai, car mon sabre se trouva tout sanglant. Enfin
j'entendis crier: «Victoire!» et la fumée diminuant, j'aperçus
du sang et des morts sous lesquels disparaissait la
terre de la redoute. Les canons surtout étaient enterrés
sous des tas de cadavres. Environ deux cents hommes
[10]
debout, en uniforme français, étaient groupés sans ordre,
les uns chargeant leurs fusils, les autres essuyant leurs
baïonnettes. Onze prisonniers russes étaient avec eux.
Le colonel était renversé tout sanglant sur un caisson
brisé, près de la gorge. Quelques soldats s'empressaient
[15]
autour de lui: je m'approchai.
--Où est le plus ancien capitaine? demandait-il à un
sergent.
Le sergent haussa les épaules d'une manière très
expressive.
[20]
--Et le plus ancien lieutenant?
--Voici monsieur qui est arrivé d'hier, dit le sergent
d'un ton tout à fait calme.
Le colonel sourit amèrement.
--Allons; monsieur, me dit-il, vous commandez en chef;
[25]
faites promptement fortifier la gorge de la redoute avec
ces chariots, car l'ennemi est en force; mais le général
C ...va vous faire soutenir.
--Colonel, lui dis-je, vous êtes grièvement blessé?
--F..., mon cher, mais la redoute est prise!
Page 8
LE COUP DE PISTOLET
TRADUIT DE POUCHKINE
I
«Nous fîmes feu l'un sur l'autre.»
Bariatynski
«J'ai juré de le tuer selon le code du duel, et j'ai encore mon coup à
tirer.»
(Un soir au bivac.)
[5]
Nous étions en cantonnement dans le village de * * *.
On sait ce qu'est la vie d'un officier dans la ligne: le matin,
l'exercice, le manège; puis le dîner chez le commandant
du régiment ou bien au restaurant juif; le soir, le punch
et les cartes. A * * *, il n'y avait pas une maison qui reçût,
[10]
pas une demoiselle à marier. Nous passions notre temps
les uns chez les autres, et, dans nos réunions, on ne voyait
que nos uniformes.
Il y avait pourtant dans notre petite société un homme
qui n'était pas militaire. On pouvait lui donner environ
[15]
trente-cinq ans; aussi nous le regardions comme un vieillard.
Parmi nous, son expérience lui donnait une importance
considérable; en outre, sa taciturnité, son caractère
altier et difficile, son ton sarcastique faisaient une grande
impression sur nous autres jeunes gens. Je ne sais quel
[20]
mystère semblait entourer sa destinée. Il paraissait être
Russe, mais il avait un nom étranger. Autrefois, il avait
servi dans un régiment de hussards et même y avait fait
figure; tout à coup, donnant sa démission, on ne savait
Page 9
pour quel motif, il s'était établi dans un pauvre village
où il vivait très mal tout en faisant grande dépense. Il
sortait toujours à pied avec une vieille redingote noire, et
cependant tenait table ouverte pour tous les officiers de
[5]
notre régiment. A la vérité, son dîner ne se composait
que de deux ou trois plats apprêtés par un soldat réformé,
mais le champagne y coulait par torrents. Personne ne
savait sa fortune, sa condition, et personne n'osait le
questionner à cet égard. On trouvait chez lui des livres,
[10]
--des livres militaires surtout,--et aussi des romans.
Il les donnait volontiers à lire et ne les redemandait jamais
par contre, il ne rendait jamais ceux qu'on lui avait
prêtés. Sa grande occupation était de tirer le pistolet; les
murs de sa chambre, criblés de balles, ressemblaient à des
[15]
rayons de miel. Une riche collection de pistolets, voilà le
seul luxe de la misérable baraque qu'il habitait. L'adresse
qu'il avait acquise était incroyable, et, s'il avait parié
d'abattre le pompon d'une casquette, personne dans notre
régiment n'eût fait difficulté de mettre la casquette sur
[20]
sa tête. Quelquefois, la conversation roulait parmi nous
sur les duels. Silvio (c'est ainsi que je l'appellerai) n'y
prenait jamais part. Lui demandait-on s'il s'était battu,
il répondait sèchement que oui, mais pas le moindre
détail, et il était évident que de semblables questions ne
[25]
lui plaisaient point. Nous supposions que quelque victime
de sa terrible adresse avait laissé un poids sur sa
conscience. D'ailleurs, personne d'entre nous ne se fût
jamais avisé de soupçonner en lui quelque chose de semblable
à de la faiblesse. Il y a des gens dont l'extérieur
[30]
seul éloigne de pareilles idées. Une occasion imprévue
nous surprit tous étrangement.
Un jour, une dizaine de nos officiers dînaient chez
Page 10
Silvio. On but comme de coutume, c'est-à-dire énormément.
Le dîner fini, nous priâmes le maître de la maison de nous
faire une banque de pharaon. Après s'y être longtemps
refusé, car il ne jouait presque jamais, il fit apporter des
[5]
cartes, mit devant lui sur la table une cinquantaine de
ducats et s'assit pour tailler. On fit cercle autour de lui
et le jeu commença. Lorsqu'il jouait, Silvio avait l'habitude
d'observer le silence le plus absolu; jamais de réclamations,
jamais d'explications. Si un ponte faisait une
[10]
erreur, il lui payait juste ce qui lui revenait, ou bien
marquait à son propre compte ce qu'il avait gagné. Nous savions
tout cela, et nous le laissions faire son petit ménage
à sa guise; mais il y avait avec nous un officier nouvellement
arrivé au corps, qui, par distraction, fit un faux
[15]
paroli. Silvio prit la craie et fit son compte à son ordinaire.
L'officier, persuadé qu'il se trompait, se mit à réclamer.
Silvio, toujours muet, continua de tailler. L'officier, perdant
patience, prit la brosse et effaça ce qui lui semblait
marqué à tort. Silvio prit la craie et le marqua de
[20]
nouveau. Sur quoi, l'officier, échauffé par le vin, par le jeu
et par les rires de ses camarades, se crut gravement offensé,
et, saisissant, de fureur, un chandelier de cuivre, le
jeta à la tête de Silvio, qui, par un mouvement rapide,
eut le bonheur d'éviter le coup. Grand tapage! Silvio
[25]
se leva, pâle de fureur et les yeux étincelants:
--Mon cher monsieur, dit-il, veuillez sortir, et remerciez
Dieu que cela se soit passé chez moi.
Personne d'entre nous ne douta des suites de l'affaire,
et déjà nous regardions notre nouveau camarade comme
[30]
un homme mort. L'officier sortit en disant qu'il était prêt
à rendre raison à M. le banquier, aussitôt qu'il lui conviendrait.
Le pharaon continua encore quelques minutes,
Page 11
mais on s'aperçut que le maître de la maison n'était plus
au jeu; nous nous éloignâmes l'un après l'autre, et nous
regagnâmes nos quartiers en causant de la vacance qui
allait arriver.
[5]
Le lendemain, au manège, nous demandions si le pauvre
lieutenant était mort ou vivant, quand nous le vîmes paraître
en personne. On le questionna, Il répondit qu'il
n'avait pas eu de nouvelles de Silvio. Cela nous surprit.
Nous allâmes voir Silvio, et nous le trouvâmes dans sa
[10]
cour, faisant passer balle sur balle dans un as cloué sur la
porte. Il nous reçut à son ordinaire, et sans dire un mot
de la scène de la veille. Trois jours se passèrent et le lieutenant
vivait toujours. Nous nous disions, tout ébahis:
«Est-ce que Silvio ne se battra pas?» Silvio ne se battit
[15]
pas. Il se contenta d'une explication très légère et tout
fut dit.
Cette longanimité lui fit beaucoup de tort parmi nos
jeunes gens. Le manque de hardiesse est ce que la jeunesse
pardonne le moins, et, pour elle, le courage est le
[20]
premier de tous les mérites, l'excuse de tous les défauts.
Pourtant, petit à petit, tout fut oublié, et Silvio reprit
parmi nous son ancienne influence.
Seul, je ne pus me rapprocher de lui. Grâce à mon imagination
romanesque, je m'étais attaché plus que personne
[25]
à cet homme dont la vie était une énigme, et j'en avais
fait le héros d'un drame mystérieux. Il m'aimait; du
moins, avec moi seul, quittant son ton tranchant et son
langage caustique, il causait de différents sujets avec
abandon et quelquefois avec une grâce extraordinaire.
[30]
Depuis cette malheureuse soirée, la pensée que son honneur
était souillé d'une tache, et que volontairement il
ne l'avait pas essuyée, me tourmentait sans cesse et
Page 12
m'empêchait d'être à mon aise avec lui comme autrefois. Je me
faisais conscience de le regarder. Silvio avait trop d'esprit
et de pénétration pour ne pas s'en apercevoir et deviner
la cause de ma conduite. Il m'en sembla peiné. Deux
[5]
fois, du moins, je crus remarquer en lui le désir d'avoir
une explication avec moi, mais je l'évitai, et Silvio m'abandonna.
Depuis lors, je ne le vis qu'avec nos camarades,
et nos causeries intimes ne se renouvelèrent plus.
Les heureux habitants de la capitale, entourés de
[10]
distractions, ne connaissent pas maintes impressions
Familières aux habitants des villages ou des petites villes, par
exemple, l'attente du jour de poste. Le mardi et le vendredi,
le bureau de notre régiment était plein d'officiers.
L'un attendait de l'argent, un autre des lettres, celui-là
[15]
les gazettes. D'ordinaire, on décachetait sur place tous
les paquets; on se communiquait les nouvelles, et le bureau
présentait le tableau le plus animé. Les lettres de
Silvio lui étaient adressées à notre régiment, et il venait
les chercher avec nous autres. Un jour, on lui remit une
[20]
lettre dont il rompit le cachet avec précipitation. En la
parcourant, ses yeux brillaient d'un feu extraordinaire.
Nos officiers, occupés de leurs lettres, ne s'étaient aperçus
de rien.
--Messieurs, dit Silvio, des affaires m'obligent à partir
[25]
précipitamment. Je me mets en route cette nuit; j'espère
que vous ne refuserez pas de dîner avec moi pour la dernière
fois.--Je compte sur vous aussi, continua-t-il en se
tournant vers moi. J'y compte absolument.
Là-dessus, il se retira à la hâte, et, après être convenus
[30]
de nous retrouver tous chez lui, nous nous en allâmes
chacun de son côté.
J'arrivai chez Silvio à l'heure indiquée, et j'y trouvai
Page 13
presque tout le régiment. Déjà tout ce qui lui appartenait
était emballé. On ne voyait plus que les murs nus et
mouchetés de balles. Nous nous mîmes à table. Notre
hôte était en belle humeur, et bientôt il la fit partager à
[5]
toute la compagnie. Les bouchons sautaient rapidement;
la mousse montait dans les verres, vidés et remplis sans
interruption; et nous, pleins d'une belle tendresse, nous
souhaitions au partant heureux voyage, joie et prospérité.
Il était tard quand on quitta la table. Lorsqu'on
[10]
en fut à se partager les casquettes, Silvio dit adieu à
chacun de nous, mais il me prit la main et me retint au
moment même où j'allais sortir.
--J'ai besoin de causer un peu avec vous, me dit-il tout
bas.
[15]
Je restai.
Les autres partirent et nous demeurâmes seuls, assis
l'un en face de l'autre, fumant nos pipes en silence. Silvio
semblait soucieux et il ne restait plus sur son front la
moindre trace de sa gaieté convulsive. Sa pâleur sinistre,
[20]
ses yeux ardents, les longues bouffées de fumée qui
sortaient de sa bouche, lui donnaient l'air d'un vrai démon.
Au bout de quelques minutes, il rompit le silence.
--Il se peut, me dit-il, que nous ne nous revoyions jamais:
avant de nous séparer, j'ai voulu avoir une
[25]
explication avec nous. Vous avez pu remarquer que je me
soucie peu de l'opinion des indifférents; mais je vous
aime, et je sens qu'il me serait pénible de vous laisser de
moi une opinion défavorable.
Il s'interrompit pour faire tomber la cendre de sa pipe.
[30]
Je gardai le silence et je baissai les yeux.
--Il a pu vous paraître singulier, poursuivit-il, que je
n'aie pas exigé une satisfaction complète de cet ivrogne,
Page 14
de ce fou de R... Vous conviendrez qu'ayant le droit
de choisir les armes, sa vie était entre mes mains, et que
je n'avais pas grand risque à courir. Je pourrais appeler
ma modération de la générosité, mais je ne veux pas mentir.
[5]
Si j'avais pu donner une correction à R... sans
risquer ma vie, sans la risquer en aucune façon, il n'aurait
pas été si facilement quitte avec moi.
Je regardai Silvio avec surprise. Un pareil aveu me
troubla au dernier point. Il continua.
[10]
--Eh bien, malheureusement, je n'ai pas le droit de
m'exposer à la mort. Il y a six ans, j'ai reçu un soufflet,
et mon ennemi est encore vivant.
Ma curiosité était vivement excitée.
--Vous ne vous êtes pas battu avec lui? lui demandai-je.
[15]
Assurément, quelques circonstances particulières vous
ont empêché de le joindre?
--Je me suis battu avec lui, répondit Silvio, et voici un
souvenir de notre rencontre.
Il se leva et tira d'une boite un bonnet de drap rouge
[20]
avec un galon et un gland d'or, comme ce que les Français
appellent bonnet de police; il le posa sur sa tête; il
était percé d'une balle à un pouce au-dessus du front.
--Vous savez, dit Silvio, que j'ai servi dans les hussards
--Nous allons nous replier pour éviter un retour offensif
avec de l'artillerie et des forces supérieures.
Et il donna l'ordre de repartir.
[10]
La colonne se reforma dans l'ombre, sous les murs du
château, et se mit en mouvement, enveloppant de partout
Walter Schnaffs garrotté, tenu par six guerriers le revolver
au poing.
Des reconnaissances furent envoyées pour éclairer la
[15]
route. On avançait avec prudence, faisant halte de temps
en temps.
Au jour levant, on arrivait à la sous-préfecture de la
Roche-Oysel, dont la garde nationale avait accompli ce
fait d'armes.
[20]
La population anxieuse et surexcitée attendait. Quand
on aperçut le casque du prisonnier, des clameurs formidables
éclatèrent. Les femmes levaient les bras; des vieilles
pleuraient; un aïeul lança sa béquille au Prussien et blessa
le nez d'un de ses gardiens.
[25]
Le colonel hurlait.
--Veillez à la sûreté du captif.
On parvint enfin à la maison de ville. La prison fut
ouverte, et Walter Schnaffs jeté dedans, libre de liens.
Deux cents hommes en armes montèrent la garde autour
[30]
du bâtiment.
Alors, malgré des symptômes d'indigestion qui le tourmentaient
depuis quelque temps, le Prussien, fou de joie,
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se mit à danser, à danser éperdument, en levant les bras et
les jambes, à danser en poussant des cris frénétiques,
jusqu'au moment où il tomba, épuisé au pied d'un mur.
Il était prisonnier! Sauvé!
[5]
C'est ainsi que le château de Champignet fut repris à
l'ennemi après six heures seulement d'occupation.
Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette
affaire à la tête des gardes nationaux de la Roche-Oysel,
fut décoré.
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TOMBOUCTOU
Le boulevard, ce fleuve de vie, grouillait dans la poudre
d'or du soleil couchant. Tout le ciel était rouge, aveuglant;
et, derrière la Madeleine, une immense nuée
flamboyante jetait dans toute la longue avenue une
[5]
oblique averse de feu, vibrante comme une vapeur de
brasier.
La foule gaie, palpitante, allait sous cette brume enflammée
et semblait dans une apothéose. Les visages
étaient dorés; les chapeaux noirs et les habits avaient des
[10]
reflets de pourpre; le vernis des chaussures jetait des
flammes sur l'asphalte des trottoirs.
Devant les cafés, un peuple d'hommes buvait les boissons
brillantes et colorées qu'on aurait prises pour des pierres
précieuses fondues dans le cristal.
[15]
Au milieu des consommateurs aux légers vêtements plus
foncés, deux officiers en grande tenue faisaient baisser
tous les yeux par l'éblouissement de leurs dorures. Ils
causaient, joyeux sans motif, dans cette gloire de vie, dans
ce rayonnement radieux du soir; et ils regardaient la foule,
[20]
les hommes lents et les femmes pressées qui laissaient
derrière elles une odeur savoureuse et troublante.
Tout à coup un nègre énorme, vêtu de noir, ventru,
chamarré de breloques sur un gilet de coutil, la face luisante
comme si elle eût été cirée, passa devant eux avec
[25]
un air de triomphe. Il riait aux passants, il riait aux
vendeurs de journaux, il riait au ciel éclatant, il riait à Paris
Page 53
entier. Il était si grand qu'il dépassait toutes les têtes;
et, derrière lui, tous les badauds se retournaient pour le
contempler de dos.
Mais soudain il aperçut les officiers, et, culbutant les
[5]
buveurs, il s'élança. Dès qu'il fut devant leur table, il
planta sur eux ses yeux luisants et ravis, et les coins de sa
bouche lui montèrent jusqu'aux oreilles, découvrant ses
dents blanches, claires comme un croissant de lune dans
un ciel noir. Les deux hommes, stupéfaits, contemplaient
[10]
ce géant d'ébène, sans rien comprendre à sa gaieté.
Et il s'écria, d'une voix qui fit rire toutes les tables:
--Bonjou, mon lieutenant.
Un des officiers était chef de bataillon, l'autre colonel.
Le premier dit:
[15]
--Je ne vous connais pas, monsieur; j'ignore ce que
vous voulez.
Le nègre reprit:
--Moi aimé beaucoup toi, lieutenant Védié, siège Bézi,
beaucoup raisin, cherché moi.
[20]
L'officier, tout à fait éperdu, regardait fixement l'homme,
cherchant au fond de ses souvenirs; mais brusquement il
s'écria:
--Tombouctou?
Le nègre, radieux, tapa sur sa cuisse en poussant un
[25]
rire d'une invraisemblable violence et beuglant:
--Si, si, ya, mon lieutenant, reconné Tombouctou. ya,
bonjou.
Le commandant lui tendit la main en riant lui-même de
tout son coeur. Alors Tombouctou redevint grave. Il
[30]
saisit la main de l'officier, et, si vite que l'autre ne put
l'empêcher, il la baisa, selon la coutume nègre et arabe.
Confus, le militaire lui dit d'une voix sévère:
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--Allons, Tombouctou, nous ne sommes pas en Afrique.
Assieds-toi là et dis-moi comment je te trouve ici.
Tombouctou tendit son ventre, et, bredouillant, tant
il parlait vite:
[5]
--Gagné beaucoup d'agent, beaucoup, grand'estaurant,
bon mangé, Prussiens, moi, beaucoup volé, beaucoup,
cuisine française, Tombouctou, cuisinié de l'Empéeu, deux
cent mille francs à moi. Ah! ah! ah! ah!
Et il riait, tordu, hurlant avec une folie de joie dans le
[10]
regard.
Quand l'officier, qui comprenait son étrange langage,
l'eut interrogé quelque temps, il lui dit:
--Eh bien, au revoir, Tombouctou; à bientôt.
Le nègre aussitôt se leva, serra, cette fois, la main qu'on
[15]
lui tendait, et riant toujours, cria:
--Bonjou, bonjou, mon lieutenant!
Il s'en alla, si content, qu'il gesticulait en marchant, et
qu'on le prenait pour un fou.
Le colonel demanda:
[20]
--Qu'est-ce que cette brute?
--Un brave garçon et un brave soldat. Je vais vous
dire ce que je sais de lui; c'est assez drôle.
Vous savez qu'au commencement de la guerre de 1870
je fus enfermé dans Bézières, que ce nègre appelle Bézi.
[25]
Nous n'étions point assiégés, mais bloqués. Les lignes
prussiennes nous entouraient de partout, hors de portée des
canons, ne tirant pas non plus sur nous, mais nous affamant
peu à peu.
J'étais alors lieutenant. Notre garnison se trouvait
Page 55
composée de troupes de toute nature, débris de régiments
écharpés, fuyards, maraudeurs, séparés des corps d'armée.
Nous avions de tout enfin, même onze turcos arrivés un
soir on ne sait comment, on ne sait par où. Ils s'étaient
[5]
présentés aux portes de la ville, harassés, déguenillés,
affamés et saouls. On me les donna.
Je reconnus bientôt qu'ils étaient rebelles à toute discipline,
toujours dehors et toujours gris. J'essayai de la
salle de police, même de la prison, rien n'y fit. Mes
[10]
hommes disparaissaient des jours entiers, comme s'ils se
fussent enfoncés sous terre, puis reparaissaient ivres à
tomber. Ils n'avaient pas d'argent. Où buvaient-ils?
Et comment, et avec quoi?
Cela commençait à m'intriguer vivement, d'autant plus
[15]
que ces sauvages m'intéressaient avec leur rire éternel et
leur caractère de grands enfants espiègles.
Je m'aperçus alors qu'ils obéissaient aveuglément au
plus grand d'eux tous, celui que vous venez de voir. Il
les gouvernait à son gré, préparait leurs mystérieuses
[20]
entreprises en chef tout-puissant et incontesté. Je le fis
venir chez moi et je l'interrogeai. Notre conversation dura
bien trois heures, tant j'avais de peine à pénétrer son surprenant
charabia. Quant à lui, le pauvre diable, il faisait
des efforts inouïs pour être compris, inventait des mots,
[25]
gesticulait, suait de peine, s'essuyait le front, soufflait,
s'arrêtait et repartait brusquement, quand il croyait avoir
trouvé un nouveau moyen de s'expliquer.
Je devinai enfin qu'il était fils d'un grand chef, d'une
sorte de roi nègre des environs de Tombouctou. Je lui
[30]
demandai son nom. Il répondit quelque chose comme
Chavaharibouhalikhranafotapolara. Il me parut plus
simple de lui donner le nom de son pays: «Tombouctou.»
Page 56
Et, huit jours plus tard, toute la garnison ne le nommait
plus autrement.
Mais une envie folle nous tenait de savoir où cet ex-prince
africain trouvait à boire. Je le découvris d'une
[5]
singulière façon.
J'étais un matin sur les remparts, étudiant l'horizon,
quand j'aperçus dans une vigne quelque chose qui remuait.
On arrivait au temps des vendanges, les raisins
étaient mûrs, mais je ne songeais guère à cela. Je pensai
[10]
qu'un espion s'approchait de la ville, et j'organisai une
expédition complète pour saisir le rôdeur. Je pris moi-même
le commandement, après avoir obtenu l'autorisation
du général.
J'avais fait sortir, par trois portes différentes, trois
[15]
petites troupes qui devaient se rejoindre auprès de la vigne
suspecte et la cerner. Pour couper la retraite à l'espion,
un de ces détachements avait à taire une marche d'une
heure au moins. Un homme resté en observation sur les
murs m'indiqua par signe que l'être aperçu n'avait point
[20]
quitté le champ. Nous allions en grand silence, rampant,
presque couchés dans les ornières. Enfin, nous touchons
au point désigné; je déploie brusquement mes soldats, qui
s'élancent dans la vigne, et trouvent.... Tombouctou
voyageant à quatre pattes au milieu des ceps et mangeant
[25]
du raisin, ou plutôt happant du raisin comme un chien
qui mange sa soupe, à pleine bouche, à la plante même,
en arrachant la grappe d'un coup de dent.
Je voulus le faire relever; il n'y fallait pas songer, et je
compris alors pourquoi il se traînait ainsi sur les mains
[30]
et sur les genoux. Dès qu'on l'eut planté sur ses jambes
il oscilla quelques secondes, tendit les bras et s'abattit
sur le nez. Il était gris comme je n'ai jamais vu un
homme être gris.
Page 57
On le rapporta sur deux échalas, il ne cessa de rire
tout le long de la route en gesticulant des bras et des
jambes.
C'était là tout le mystère. Mes gaillards buvaient au
[5]
raisin lui-même. Puis, lorsqu'ils étaient saouls à ne plus
bouger, ils dormaient sur place.
Quant à Tombouctou, son amour de la vigne passait
toute croyance et toute mesure. Il vivait là-dedans à la
façon des grives, qu'il haïssait d'ailleurs d'une haine de
[10]
rival jaloux. Il répétait sans cesse:
--Les gives mangé tout le raisin, capules!
Un soir on vint me chercher. On apercevait par la
plaine quelque chose arrivant vers nous. Je n'avais point
pris ma lunette, et je distinguais fort mal. On eût dit un
[15]
grand serpent qui se déroulait, un convoi, que sais-je?
J'envoyai quelques hommes au-devant de cette étrange
caravane qui fit bientôt son entrée triomphale. Tombouctou
et neuf de ses compagnons portaient sur une sorte
d'autel, fait avec des chaises de campagne, huit têtes
[20]
coupées, sanglantes et grimaçantes. Le dixième turco
traînait un cheval à la queue duquel un autre était attaché,
et six autres bêtes suivaient encore, retenues de la même
façon.
Voici ce que j'appris. Étant partis aux vignes, mes
[25]
Africains avaient aperçu tout à coup un détachement
prussien s'approchant d'un village. Au lieu de fuir, ils
s'étaient cachés; puis, lorsque les officiers eurent mis pied
à terre devant une auberge pour se rafraîchir, les onze
gaillards s'élancèrent, mirent en fuite les uhlans qui se
[30]
crurent attaqués, tuèrent les deux sentinelles, plus le
colonel et les cinq officiers de son escorte.
Ce jour-là, j'embrassai Tombouctou. Mais je m'aperçus
Page 58
qu'il marchait avec peine. Je le crus blessé; il se mit à
rire et me dit:
--Moi, povisions pou pays.
C'est que Tombouctou ne faisait point la guerre pour
[5]
l'honneur, mais bien pour le gain. Tout ce qu'il trouvait,
tout ce qui lui paraissait avoir une valeur quelconque,
tout ce qui brillait surtout, il le plongeait dans sa poche!
Quelle poche! un gouffre qui commençait à la hanche et
finissait aux chevilles. Ayant retenu un terme de troupier,
[10]
il l'appelait sa «profonde,» et c'était sa profonde, en effet!
Donc il avait détaché l'or des uniformes prussiens, le
cuivre des casques, les boutons, etc., et jeté le tout dans
sa «profonde» qui était pleine à déborder.
Chaque jour, il précipitait là-dedans tout objet luisant
[15]
qui lui tombait sous les yeux, morceaux d'étain ou pièces
d'argent, ce qui lui donnait parfois une tournure infiniment
drôle.
Il comptait remporter cela au pays des autruches, dont
il semblait bien frère, ce fils de roi, torturé par le besoin
[20]
d'engloutir les corps brillants. S'il n'avait pas eu sa
profonde, qu'aurait-il fait? Il les aurait sans doute
avalés.
Chaque matin sa poche était vide. Il avait donc un
magasin général où s'entassaient ses richesses. Mais où?
[25]
Je ne l'ai pu découvrir.
Le général, prévenu du haut fait de Tombouctou, fit
bien vite enterrer les corps demeurés au village voisin,
pour qu'on ne découvrit point qu'ils avaient été décapités.
Les Prussiens y revinrent le lendemain. Le maire et sept
[30]
habitants notables furent fusillés sur-le-champ, par
représailles, comme ayant dénoncé la présence des Allemands.
Page 59
L'hiver était venu. Nous étions harassés et désespérés.
On se battait maintenant tous les jours. Les hommes
affamés ne marchaient plus. Seuls les huit turcos (trois
avaient été tués) demeuraient gras et luisants, et vigoureux,
[5]
toujours prêts à se battre. Tombouctou engraissait
même. Il me dit un jour:
--Toi beaucoup faim, moi bon viande.
Et il m'apporta en effet un excellent filet. Mais de
quoi? Nous n'avions plus ni boeufs, ni moutons, ni chèvres,
[10]
ni ânes, ni porcs. Il était impossible de se procurer
du cheval. Je réfléchis à tout cela après avoir dévoré
ma viande. Alors une pensée horrible me vint. Ces
nègres étaient nés bien près du pays où l'on mange des
hommes! Et chaque jour tant de soldats tombaient
[15]
autour de la ville! J'interrogeai Tombouctou. Il ne voulut
pas répondre. Je n'insistai point, mais je refusai désormais
ses présents.
Il m'adorait. Une nuit, la neige nous surprit aux
avant-postes. Nous étions assis par terre. Je regardais
[20]
avec pitié les pauvres nègres grelottant sous cette
poussière blanche et glacée. Comme j'avais grand froid, je
me mis à tousser. Je sentis aussitôt quelque chose s'abattre
sur moi, comme une grande et chaude couverture.
C'était le manteau de Tombouctou qu'il me jetait sur les
[25]
épaules.
Je me levai et, lui rendant son vêtement:
--Garde ça, mon garçon; tu en as plus besoin que moi.
Il répondit:
--Non, mon lieutenant, pou toi, moi pas besoin, moi
[30]
chaud, chaud.
Et il me contemplait avec des yeux suppliants.
Je repris:
Page 60
--Allons, obéis, garde ton manteau, je le veux.
Le nègre alors se leva, tira son sabre qu'il savait rendre
coupant comme une faulx, et tenant de l'autre main sa
large capote que je refusais:
[5]
--Si toi pas gadé manteau, moi coupé; pésonne
manteau.
Il l'aurait fait. Je cédai.
Huit jours plus tard, nous avions capitulé. Quelques-uns
d'entre nous avaient pu s'enfuir. Les autres allaient
[10]
sortir de la ville et se rendre aux vainqueurs.
Je me dirigeais vers la place d'Armes où nous devions
nous réunir quand je demeurai stupide d'étonnement devant
un nègre géant vêtu de coutil blanc et coiffé d'un
chapeau de paille. C'était Tombouctou. Il semblait
[15]
radieux et se promenait, les mains dans ses poches, devant
une petite boutique où l'on voyait en montre deux
assiettes et deux verres.
Je lui dis:
--Qu'est-ce que tu fais?
[20]
Il répondit:
--Moi pas pati, moi bon cuisiné, moi fait mangé colonel,
Algéie; moi mangé Pussiens, beaucoup volé, beaucoup.
Il gelait à dix degrés. Je grelottais devant ce nègre en
coutil. Alors il me prit par le bras et me fit entrer.
[25]
J'aperçus une enseigne démesurée qu'il allait pendre devant
sa porte sitôt que nous serions partis, car il avait quelque
pudeur.
Et je lus, tracé par la main de quelque complice, cet
appel:
Page 61
CUISINE MILITAIRE DE M. TOMBOUCTOU
ANCIEN CUISINER DE S. M. L'EMPEREUR.
Artiste de Paris.--Prix modérés.
Malgré le désespoir qui me rongeait le coeur, je ne pus
[5]
m'empêcher de rire, et je laissai mon nègre à son nouveau
commerce.
Cela ne valait-il pas mieux que de le faire emmener
prisonnier?
Vous venez de voir qu'il a réussi, le gaillard.
[10]
Bézières, aujourd'hui, appartient à l'Allemagne. Le
restaurant Tombouctou est un commencement de
Revanche.
Page 62
EN MER
A Henry Céard
On lisait dernièrement dans les journaux les lignes
suivantes:
Boulogne-sur-Mer, 22 janvier.--On nous écrit:
«Un affreux malheur vient de jeter la consternation [5] parmi notre population maritime déjà si éprouvée depuis
deux années. Le bateau de pêche commandé par le
patron Javel, entrant dans le port, a été jeté à l'Ouest et
est venu se briser sur les roches du brise-lames de la jetée.
«Malgré les efforts du bateau de sauvetage et des lignes [10] envoyées au moyen du fusil porte-amarre, quatre hommes
et le mousse ont péri.
«Le mauvais temps continue. On craint de nouveaux
sinistres.»
Quel est ce patron Javel? Est-il le frère du manchot?
[15] Si le pauvre homme roulé par la vague, et mort peut-être
sous les débris de son bateau mis en pièces, est celui
auquel je pense, il avait assisté, voici dix-huit ans maintenant,
à un autre drame, terrible et simple comme sont
toujours ces drames formidables des flots.
[20] Javel aîné était alors patron d'un chalutier.
Le chalutier est le bateau de pêche par excellence.
Solide à ne craindre aucun temps, le ventre rond, roulé
sans cesse par les lames comme un bouchon, toujours dehors,
toujours fouetté par les vents durs et salés de la [25] Manche, il travaille la mer, infatigable, la voile gonflée,
Page 63
traînant par le flanc un grand filet qui racle le fond de
l'Océan, et détache et cueille toutes les bêtes endormies
dans les roches, les poissons plats collés au sable, les crabes
lourds aux pattes crochues, les homards aux moustaches
[5]
pointues.
Quand la brise est fraîche et la vague courte, le bateau
se met à pêcher. Son filet est fixé tout le long d'une grande
tige de bois garnie de fer qu'il laisse descendre au moyen
de deux câbles glissant sur deux rouleaux aux deux bouts
[10]
de l'embarcation. Et le bateau, dérivant sous le vent et
le courant, tire avec lui cet appareil qui ravage et dévaste
le sol de la mer.
Javel avait à son bord son frère cadet, quatre hommes
et un mousse. Il était sorti de Boulogne par un beau
[15]
temps clair pour jeter le chalut.
Or, bientôt le vent s'éleva, et une bourrasque survenant
força le chalutier à fuir. Il gagna les côtes d'Angleterre;
mais la mer démontée battait les falaises, se ruait
contre la terre, rendait impossible l'entrée des ports. Le
[20]
petit bateau reprit le large et revint sur les côtes de France.
La tempête continuait à faire infranchissables les jetées,
enveloppant d'écume, de bruit et de danger tous les abords
des refuges.
Le chalutier repartit encore, courant sur le dos des flots,
[25]
ballotté, secoué, ruisselant, souffleté par des paquets d'eau,
mais gaillard, malgré tout, accoutumé à ces gros temps qui
le tenaient parfois cinq ou six jours errant entre les deux
pays voisins sans pouvoir aborder l'un ou l'autre.
Puis enfin l'ouragan se calma comme il se trouvait en
[30]
pleine mer, et, bien que la vague fût encore forte, le
patron commanda de jeter le chalut.
Donc le grand engin de pêche fut passé par-dessus bord,
Page 64
et deux hommes à l'avant, deux hommes à l'arrière, commencèrent
à filer sur les rouleaux les amarres qui le tenaient.
Soudain il toucha le fond, mais une haute lame
inclinant le bateau, Javel cadet, qui se trouvait à l'avant
[5]
et dirigeait la descente du filet, chancela, et son bras se
trouva saisi entre la corde un instant détendue par la
secousse et le bois où elle glissait. Il fit un effort désespéré,
tâchant de l'autre main de soulever l'amarre, mais
le chalut traînait déjà et le câble roidi ne céda point.
[10]
L'homme crispé par la douleur appela. Tous accoururent.
Son frère quitta la barre. Ils se jetèrent sur la corde,
s'efforçant de dégager le membre qu'elle broyait. Ce
fut en vain. «Faut couper», dit un matelot, et il tira de
sa poche un large couteau, qui pouvait, en deux coups,
[15]
sauver le bras de Javel cadet.
Mais couper, c'était perdre le chalut, et ce chalut valait
de l'argent, beaucoup d'argent, quinze cents francs; et il
appartenait à Javel aîné, qui tenait à son avoir.
Il cria, le coeur torturé: «Non, coupe pas, attends, je
[20]
vas lofer.» Et il courut au gouvernail, mettant toute la
barre dessous.
Le bateau n'obéit qu'à peine, paralysé par ce filet qui
immobilisait son impulsion, et entraîné d'ailleurs par la
force de la dérive et du vent.
[25]
Javel cadet s'était laissé tomber sur les genoux, les
dents serrées, les yeux hagards. Il ne disait rien. Son
frère revint, craignant toujours le couteau d'un marin:
«Attends, attends, coupe pas, faut mouiller l'ancre.»
L'ancre fut mouillée, toute la chaine filée, puis on se
[30]
mit à virer au cabestan pour détendre les amarres du
chalut. Elles s'amollirent, enfin, et on dégagea le bras
inerte, sous la manche de laine ensanglantée.
Page 65
Javel cadet semblait idiot. On lui retira la vareuse et
on vit une chose horrible, une bouillie de chair dont le
sang jaillissait à flots qu'on eût dit poussés par une pompe.
Alors l'homme regarda son bras et murmura: «Foutu.»
[5]
Puis, comme l'hémorragie faisait une mare sur le pont
du bateau, un des matelots cria: «Il va se vider, faut
nouer la veine.»
Alors ils prirent une ficelle, une grosse ficelle brune et
goudronnée, et, enlaçant le membre au-dessus de la
[10]
blessure, ils serrèrent de toute leur force. Les jets de sang
s'arrêtaient peu à peu; et finirent par cesser tout à fait.
Javel cadet se leva, son bras pendait à son côté. Il le
prit de l'autre main, le souleva, le tourna, le secoua. Tout
était rompu, les os cassés; les muscles seuls retenaient ce
[15]
morceau de son corps. Il le considérait d'un oeil morne,
réfléchissant.. Puis il s'assit sur une voile pliée, et les
camarades lui conseillèrent de mouiller sans cesse la blessure
pour empêcher le mal noir.
On mit un seau auprès de lui, et, de minute en minute, il
[20]
puisait dedans au moyen d'un verre, et baignait l'horrible
plaie en laissant couler dessus un petit filet d'eau claire.
--Tu serais mieux en bas, lui dit son frère. Il descendit,
mais au bout d'une heure il remonta, ne se sentant
pas bien tout seul. Et puis, il préférait le grand air. Il
[25]
se rassit sur sa voile et recommença à bassiner son bras.
La pêche était bonne. Les larges poissons à ventre
blanc gisaient à côté de lui, secoués par des spasmes de
mort; il les regardait sans cesser d'arroser ses chairs
écrasées.
[30]
Comme on allait regagner Boulogne, un nouveau coup
de vent se déchaîna; et le petit bateau recommença sa
Page 66
course folle, bondissant et culbutant, secouant le triste
blessé.
La nuit vint. Le temps fut gros jusqu'à l'aurore. Au
soleil levant on apercevait de nouveau l'Angleterre, mais,
[5]
comme la mer était moins dure, on repartit pour la France
en louvoyant.
Vers le soir, Javel cadet appela ses camarades et leur
montra des traces noires, toute une vilaine apparence de
pourriture sur la partie du membre qui ne tenait plus à
[10]
lui.
Les matelots regardaient, disant leur avis.
--Ça pourrait bien être le Noir, pensait l'un.
--Faudrait de l'eau salée là-dessus, déclarait un autre.
On apporta donc de l'eau salée et on en versa sur le
[15]
mal. Le blessé devint livide, grinça des dents, se tordit
un peu; mais il ne cria pas.
Puis, quand la brûlure se fut calmée: «Donne-moi ton
couteau», dit-il à son frère. Le frère tendit son couteau.
--«Tiens-moi le bras en l'air, tout drait, tire dessus.»
[20]
On fit ce qu'il demandait.
Alors il se mit à couper lui-même. Il coupait doucement,
avec réflexion, tranchant les derniers tendons avec cette
lame aiguë, comme un fil de rasoir; et bientôt il n'eut plus
qu'un moignon. Il poussa un profond soupir et déclara:
[25]
«Fallait ça. J'étais foutu.»
Il semblait soulagé et respirait avec force. Il recommença
à verser de l'eau sur le tronçon de membre qui lui
restait.
La nuit fut mauvaise encore et on ne put atterrir.
[30]
Quand le jour parut, Javel cadet prit son bras détaché
et l'examina longuement. La putréfaction se déclarait.
Les camarades vinrent aussi l'examiner, et ils se le
Page 67
passaient de main en main, le tâtaient, le retournaient, le
flairaient.
Son frère dit: «Faut jeter ça à la mer à c't'-heure.»
Mais Javel cadet se fâcha: «Ah! mais non, ah! mais non.
[5]
J'veux point. C'est à moi, pas vrai, puisque c'est mon
bras.»
Il le reprit et le posa entre ses jambes.
--Il va pas moins pourrir, dit l'aîné. Alors une idée
vint au blessé. Pour conserver le poisson quand on tenait
[10]
longtemps la mer, on l'empilait en des barils de sel.
Il demanda: «J'pourrions t'y point l'mettre dans la
saumure?»
--Ça, c'est vrai, déclarèrent les autres.
Alors on vida un des barils, plein déjà de la pêche des
[15]
jours derniers; et, tout au fond, on déposa le bras. On
versa du sel dessus, puis on replaça, un à un, les poissons.
Un des matelots fit cette plaisanterie: «Pourvu que je
l'vendions point à la criée.»
Et tout le monde rit, hormis les deux Javel.
[20]
Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue
de Boulogne jusqu'au lendemain dix heures. Le blessé
continuait sans cesse à jeter de l'eau sur sa plaie.
De temps en temps il se levait et marchait d'un bout à
l'autre du bateau.
[25]
Son frère, qui tenait la barre, le suivait de l'oeil en
hochant la tête.
On finit par rentrer au port.
Le médecin examina la blessure et la déclara en bonne
voie. Il fit un pansement complet et ordonna le repos.
[30]
Mais Javel ne voulut pas se coucher sans avoir repris son
bras, et il retourna bien vite au port pour retrouver le
baril qu'il avait marqué d'une croix.
Page 68
On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien
conservé dans la saumure, ridé, rafraîchi. Il l'enveloppa
dans une serviette emportée à cette intention et rentra
chez lui.
[5]
Sa femme et ses enfants examinèrent longuement ce
débris du père, tâtant les doigts, enlevant les brins de sel
restés sous les ongles; puis on fit venir le menuisier pour
un petit cercueil.
Le lendemain l'équipage complet du chalutier suivit
[10]
l'enterrement du bras détaché. Les deux frères, côte à
côte, conduisaient le deuil. Le sacristain de paroisse
tenait son cadavre sous son aisselle.
Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit
emploi dans le port, et, quand il parlait plus tard de son
[15]
accident, il confiait tout bas à son auditeur: «Si le frère
avait voulu couper le chalut, j'aurais encore mon bras,
pour sûr. Mais il était regardant à son bien.»
Page 69
LES PRISONNIERS
Aucun bruit dans la forêt que le frémissement léger de
la neige tombant sur les arbres. Elle tombait depuis midi,
une petite neige fine qui poudrait les branches d'une
mousse glacée qui jetait sur les feuilles mortes des fourrés
[5]
un léger toit d'argent, étendait par les chemins un immense
tapis moelleux et blanc, et qui épaississait le silence illimité
de cet océan d'arbres.
Devant la porte de la maison forestière, une jeune
femme, les bras nus, cassait du bois à coups de hache sur
[10]
une pierre. Elle était grande, mince et forte, une fille des
forêts, fille et femme de forestiers.
Une voix cria de l'intérieur de la maison:
--Nous sommes seules, ce soir, Berthine, faut rentrer,
v'là la nuit, y a p't-être bien des Prussiens et des loups qui
[15]
rôdent.
La bûcheronne répondit en fendant une souche à grands
coups qui redressaient sa poitrine à chaque mouvement
pour lever les bras.
--J'ai fini, m'man. Me v'là, me v'là, y a pas de crainte;
[20]
il fait encore jour.
Puis elle rapporta ses fagots et ses bûches et les entassa
le long de la cheminée, ressortit pour fermer les auvents,
d'énormes auvents en coeur de chêne, et rentrée enfin, elle
poussa les lourds verrous de la porte.
[25]
Sa mère filait auprès du feu, une vieille ridée que l'âge
avait rendue craintive:
--J'aime pas, dit-elle, quand le père est dehors. Deux
femmes ça n'est pas fort.
Page 70
La jeune répondit:
--Oh! je tuerais ben un loup ou un Prussien tout de
même.
Et elle montrait de l'oeil un gros revolver suspendu
[5]
au-dessus de l'âtre.
Son homme avait été incorporé dans l'armée au commencement
de l'invasion prussienne; et les deux femmes
étaient demeurées seules avec le père, le vieux garde
Nicolas Pichon, dit l'Échasse, qui avait refusé obstinément
[10]
de quitter sa demeure pour rentrer à la ville.
La ville prochaine, c'était Rethel, ancienne place forte
perchée sur un rocher. On y était patriote, et les bourgeois
avaient décidé de résister aux envahisseurs, de s'enfermer
chez eux et de soutenir un siège selon la tradition de la
[15]
cité. Deux fois déjà, sous Henri IV et Louis XIV, les
habitants de Rethel s'étaient illustrés par des défenses
héroïques. Ils en feraient autant cette fois, ventrebleu!
ou bien on les brûlerait dans leurs murs.
Donc, ils avaient acheté des canons et des fusils, équipé
[20]
une milice, formé des bataillons et des compagnies, et ils
s'exerçaient tout le jour sur la place d'Armes. Tous,
Depuis ce dimanche mémorable, le parfum des vertus
de Cucugnan se respire à dix lieues à l'entour.
Et le bon pasteur M. Martin, heureux et plein d'allégresse,
a rêvé l'autre nuit que, suivi de tout son troupeau,
il gravissait, en resplendissante procession, au milieu des
[30]
cierges allumés, d'un nuage d'encens qui embaumait et
Page 118
des enfants de choeur qui chantaient
Te Deum
, le chemin
éclairé de la cité de Dieu.
Et voilà l'histoire du curé de Cucugnan, telle que m'a
ordonné de vous le dire ce grand gueusard de Roumanille,
[5]
qui la tenait lui-même d'un autre bon compagnon.
Page 119
LE SOUS-PRÉFET AUX CHAMPS
M. le sous-préfet est en tournée. Cocher devant, laquais
derrière, la calèche de la sous-préfecture l'emporte
majestueusement au concours régional de la Combe-aux-Fées.
Pour cette journée mémorable, M. le sous-préfet a [5] mis son bel habit brodé, son petit claque, sa culotte
collante à bandes d'argent et son épée de gala à poignée de
nacre... Sur ses genoux repose une grande serviette en
chagrin gaufré qu'il regarde tristement.
M. le sous-préfet regarde tristement sa serviette en [10] chagrin gaufré; il songe au fameux discours qu'il va falloir
prononcer tout à l'heure devant les habitants de la
Combe-aux-Fées:
--Messieurs et chers administrés...
Mais il a beau tortiller la soie blonde de ses favoris et [15] répéter vingt fois de suite:
--Messieurs et chers administrés... la suite du discours
ne vient pas.
La suite du discours ne vient pas... Il fait si chaud
dans cette calèche!... A perte de vue, la route de la [20] Combe-aux-Fées poudroie sous le soleil du Midi...
L'air est embrasé... et sur les ormeaux du bord du
chemin, tout couverts de poussière blanche, des milliers
de cigales se répondent d'un arbre à l'autre... Tout à
coup M. le sous-préfet tressaille. Là-bas, au pied d'un [25]coteau, il vient d'apercevoir un petit bois de chênes verts
qui semble lui faire signe.
Le petit bois de chênes verts semble lui faire signe:
Page 120
--Venez donc par ici, monsieur le sous-préfet; pour
composer votre discours, vous serez beaucoup mieux sous
mes arbres...
M. le sous-préfet est séduit; il saute à bas de sa calèche
[5]
et dit à ses gens de l'attendre, qu'il va composer son
discours dans le petit bois de chênes verts.
Dans le petit bois de chênes verts il y a des oiseaux, des
violettes, et des sources sous l'herbe fine... Quand ils
ont aperçu M. le sous-préfet avec sa belle culotte et sa
[10]
serviette en chagrin gaufré, les oiseaux ont eu peur et se
sont arrêtés de chanter, les sources n'ont plus osé faire de
bruit, et les violettes se sont cachées dans le gazon.
Tout ce petit monde-là n'a jamais vu de sous-préfet, et se
demande à voix basse quel est ce beau seigneur qui se
[15]
promène en culotte d'argent.
A voix basse, sous la feuillée, on se demande quel est
ce beau seigneur en culotte d'argent... Pendant ce
temps-là, M. le sous-préfet, ravi du silence et de la fraîcheur
du bois, relève les pans de son habit, pose son claque
[20]
sur l'herbe et s'assied dans la mousse au pied d'un jeune
chêne; puis il ouvre sur ses genoux sa grande serviette de
chagrin gaufré et en tire une large feuille de papier
ministre.
--C'est un artiste! dit la fauvette.
[25]
--Non, dit le bouvreuil, ce n'est pas un artiste, puisqu'il
a une culotte en argent; c'est plutôt un prince.
--C'est plutôt un prince, dit le bouvreuil.
~-Ni un artiste, ni un prince, interrompt un vieux rossignol,
qui a chanté toute une saison dans les jardins de
[30]
la sous-préfecture... Je sais ce que c'est: c'est un
sous-préfet!
Et tout le petit bois va chuchotant:
Page 121
--C'est un sous-préfet! c'est un sous-préfet!
--Comme il est chauve! remarque une alouette à grande
huppe.
Les violettes demandent:
[5]
--Est-ce que c'est méchant?
--Est-ce que c'est méchant? demandent les violettes.
Le vieux rossignol répond:
--Pas du tout!
Et sur cette assurance, les oiseaux se remettent à
[10]
chanter, les sources à courir, les violettes à embaumer,
comme si le monsieur n'était pas là... Impassible au
milieu de tout ce joli tapage, M. le sous-préfet invoque
dans son coeur la Muse des comices agricoles, et, le crayon
levé, commence à déclamer de sa voix de cérémonie:
[15]
--Messieurs et chers administrés...
--Messieurs et chers administrés, dit le sous-préfet de
sa voix de cérémonie...
Un éclat de rire l'interrompt; il se retourne et ne voit
rien qu'un gros pivert qui le regarde en riant, perché sur
[20]
son claque. Le sous-préfet hausse les épaules et veut
continuer son discours; mais le pivert l'interrompt encore
et lui crie de loin:
--A quoi bon?
--Comment! à quoi bon? dit le sous-préfet, qui devient
[25]
tout rouge; et, chassant d'un geste cette bête
effrontée, il reprend de plus belle:
--Messieurs et chers administrés...
--Messieurs et chers administrés..., a repris le sous-préfet
de plus belle.
[30]
Mais alors, voilà, les petites violettes qui se haussent
vers lui sur le bout de leurs tiges et qui lui disent
doucement:
Page 122
--Monsieur le sous-préfet, sentez-vous comme nous
sentons bon?
Et les sources lui font sous la mousse une musique divine;
et dans les branches, au-dessus de sa tête, des tas
[5]
de fauvettes viennent lui chanter leurs plus jolis airs; et
tout le petit bois conspire pour l'empêcher de composer
son discours.
Tout le petit bois conspire pour l'empêcher de composer
son discours... M. le sous-préfet, grisé de parfums, ivre
[10]
de musique, essaye vainement de résister au nouveau
charme qui l'envahit. Il s'accoude sur l'herbe, dégrafe
son bel habit, balbutie encore deux ou trois fois:
--Messieurs et chers administrés... Messieurs et
chers admi... Messieurs et chers...
[15]
Puis il envoie les administrés au diable; et la Muse des
comices agricoles n'a plus qu'à se voiler la face.
Voile-toi la face, ô Muse des comices agricoles!... Lorsque,
au bout d'une heure, les gens de la sous-préfecture,
inquiets de leur maître sont entrés dans le petit bois, ils
[20]
ont vu un spectacle qui les a fait reculer d'horreur...
M. le sous-préfet était couché sur le ventre, dans l'herbe,
débraillé comme un bohème. Il avait mis son habit bas;
...et, tout en mâchonnant des violettes, M. le sous-préfet
faisait des vers.
Page 123
LE PAPE EST MORT
J'ai passé mon enfance dans une grande ville de province
coupée en deux par une rivière très-encombrée, très-remuante,
où j'ai pris de bonne heure le goût des voyages
et la passion de la vie sur l'eau. Il y a surtout un coin de
[5]
quai, près d'une certaine passerelle Saint-Vincent, auquel
je ne pense jamais, même aujourd'hui, sans émotion.
Je revois l'écriteau cloué au bout d'une vergue:
Cornet
,
bateaux de louage, le petit escalier qui s'enfonçait dans
l'eau, tout glissant et noirci de mouillure, la flottille de
[10]
petits canots fraîchement peints de couleurs vives s'alignant
au bas de l'échelle, se balançant doucement bord à
bord, comme allégés par les jolis noms qu'ils portaient à
leur arrière en lettres blanches:
l'Oiseau-Mouche,
l'Hirondelle
.
[15]
Puis, parmi les longs avirons reluisants de céruse qui
étaient en train de sécher contre le talus, le père Cornet
s'en allant avec son seau à peinture, ses grands pinceaux,
sa figure tannée, crevassée, ridée de mille petites fossettes
comme la rivière un soir de vent frais... Oh! ce père
[20]
Cornet. Ç'a été le satan de mon enfance, ma passion
douloureuse, mon péché, mon remords. M'en a-t-il fait
commettre des crimes avec ses canots! Je manquais
l'école, je vendais mes livres. Qu'est-ce que je n'aurais
pas vendu pour une après-midi de canotage!
[25]
Tous mes cahiers de classe au fond du bateau, la veste
à bas, le chapeau en arrière, et dans les cheveux le bon
coup d'éventail de la brise d'eau, je tirais ferme sur mes
rames, en fronçant les sourcils pour bien me donner la
Page 124
tournure d'un vieux loup de mer. Tant que j'étais en
ville, je tenais le milieu de la rivière, a égale distance des
deux rives, où le vieux loup de mer aurait pu être reconnu.
Quel triomphe de me mêler à ce grand mouvement de
[5]
barques, de radeaux, de trains de bois, de mouches à
vapeur qui se côtoyaient, s'évitaient, séparés seulement
par un mince liséré d'écume! Il y avait de lourds bateaux
qui tournaient pour prendre le courant, et cela en
déplaçait une foule d'autres.
[10]
Tout à coup les roues d'un vapeur battaient l'eau près
de moi; ou bien une ombre lourde m'arrivait dessus,
c'était l'avant d'un bateau de pommes.
«Gare donc, moucheron!» me criait une voix enrouée;
et je suais, je me débattais, empêtré dans le va-et-vient
[15]
de cette vie du fleuve que la vie de la rue traversait
incessamment par tous ces ponts, toutes ces passerelles qui
mettaient des reflets d'omnibus sous la coupe des avirons.
Et le courant si dur à la pointe des arches, et les remous,
les tourbillons, le fameux trou de la Mort-gui-trompe!
[20]
Pensez que ce n'était pas une petite affaire de se guider
là-dedans avec des bras de douze ans et personne pour
tenir la barre.
Quelquefois j'avais la chance de rencontrer la chaîne.
Vite je m'accrochais tout au bout de ces longs trains de
[25]
bateaux qu'elle remorquait, et, les rames immobiles,
étendues comme des ailes qui planent, je me laissais aller à
cette vitesse silencieuse qui coupait la rivière en longs
rubans d'écume et faisait filer des deux côtés les arbres,
les maisons du quai. Devant moi, loin, bien loin, j'entendais
[30]
le battement monotone de l'hélice, un chien qui
aboyait sur un des bateaux de la remorque, où montait
d'une cheminée basse un petit filet de fumée; et tout cela
Page 125
me donnait l'illusion d'un grand voyage, de la vraie vie
de bord.
Malheureusement, ces rencontres de la chaîne étaient
rares. Le plus souvent il fallait ramer et ramer aux heures
[5]
de soleil. Oh! les pleins midis tombant d'aplomb sur la
rivière, il me semble qu'ils me brillent encore. Tout
flambait, tout miroitait. Dans cette atmosphère aveuglante
et sonore qui flotte au-dessus des vagues et vibre à
tous leurs mouvements, les courts plongeons de mes rames,
[10]
les cordes des haleurs soulevées de l'eau toutes ruisselantes
faisaient passer des lumières vives d'argent poli.
Et je ramais en fermant les yeux. Par moments, à la
vigueur de mes efforts, à l'élan de l'eau sous ma barque,
je me figurais que j'allais très-vite; mais en relevant la
[15]
tête, je voyais toujours le même arbre, le même mur en
face de moi sur la rive.
Enfin, à force de fatigues, tout moite et rouge de chaleur,
je parvenais à sortir de la ville. Le vacarme des bains
froids, des bateaux de blanchisseuses, des pontons
[20]
d'embarquement diminuait. Les ponts s'espaçaient sur la
rive élargie. Quelques jardins de faubourg, une cheminée
d'usine, s'y reflétaient de loin en loin. A l'horizon
tremblaient des îles vertes. Alors, n'en pouvant plus, je venais
me ranger contre la rive, au milieu des roseaux tout
[25]
bourdonnants; et là, abasourdi par le soleil, la fatigue,
cette chaleur lourde qui montait de l'eau étoilée de larges
fleurs jaunes, le vieux loup de mer se mettait à saigner du
nez pendant des heures. Jamais mes voyages n'avaient
un autre dénoûment. Mais que voulez-vous? Je trouvais
[30]
cela délicieux.
Le terrible, par exemple, c'était le retour, la rentrée.
J'avais beau revenir à toutes rames, j'arrivais toujours
Page 126
trop tard, longtemps après la sortie des classes. L'impression
du jour qui tombe, les premiers becs de gaz dans
le brouillard, la retraite, tout augmentait mes transes,
mon remords. Les gens qui passaient, rentrant chez eux
[5]
bien tranquilles, me faisaient envie; et je courais la tête
lourde, pleine de soleil et d'eau, avec des ronflements de
coquillages au fond des oreilles, et déjà sur la figure le
rouge du mensonge que j'allais dire.
Car il en fallait un chaque fois pour faire tête à ce
[10]
terrible «d'où viens-tu?» qui m'attendait en travers de la
porte. C'est cet interrogatoire de l'arrivée qui m'épouvantait
le plus. Je devais répondre là, sur le palier, au
pied levé, avoir toujours une histoire prête, quelque
chose à dire, et de si étonnant, de si renversant, que la
[15]
surprise coupât court à toutes les questions. Cela me
donnait le temps d'entrer, de reprendre haleine; et pour en
arriver là, rien ne me coûtait. J'inventais des sinistres, des
révolutions, des choses terribles, tout un côté de la ville
qui brûlait, le pont du chemin de fer s'écroulant dans la
[20]
rivière. Mais ce que je trouvai encore de plus fort, le voici:
Ce soir-là, j'arrivai très en retard. Ma mère, qui m'attendait
depuis une grande heure, guettait, debout, en haut
de l'escalier.
«D'où viens-tu?» me cria-t-elle.
[25]
Dites-moi ce qu'il peut tenir de diableries dans une tête
d'enfant. Je n'avais rien trouvé, rien préparé. J'étais
venu trop vite... Tout à coup il me passa une idée folle.
Je savais la chère femme très-pieuse, catholique enragée
comme une Romaine, et je lui répondis dans tout
[30]
l'essoufflement d'une grande émotion:
«O maman... Si vous saviez!...
--Quoi donc?...Qu'est-ce qu'il y a encore?...
Page 127
--Le pape est mort.
--Le pape est mort!...» fit la pauvre mère, et elle
s'appuya toute pâle contre la muraille. Je passai vite
dans ma chambre, un peu effrayé de mon succès et de
[5]
l'énormité du mensonge; pourtant, j'eus le courage de le
soutenir jusqu'au bout. Je me souviens d'une soirée funèbre
et douce; le père très-grave, la mère atterrée. ..On
causait bas autour de la table. Moi, je baissais les yeux;
mais mon escapade s'était si bien perdue dans la désolation
[10]
générale que personne n'y pensait plus.
Chacun citait à l'envi quelque trait de vertu de ce pauvre
Pie IX; puis, peu à peu, la conversation s'égarait à
travers l'histoire des papes. Tante Rose parla de Pie VII,
qu'elle se souvenait très-bien d'avoir vu passer dans le
[15]
Midi, au fond d'une chaise de poste, entre des gendarmes.
On rappela la fameuse scène avec l'empereur:
Comediante!
...tragediante
!... C'était bien la centième fois que je
l'entendais raconter, cette terrible scène, toujours avec
les mêmes intonations, les mêmes gestes, et ce stéréotypé
[20]
des traditions de famille qu'on se lègue et qui restent là,
puériles et locales, comme des histoires de couvent.
C'est égal, jamais elle ne m'avait paru si intéressante.
Je l'écoutais avec des soupirs hypocrites, des questions,
un air de faux intérêt, et tout le temps je me disais:
[25]
«Demain matin, en apprenant que le pape n'est pas
mort, ils seront si contents que personne n'aura le courage
de me gronder.»
Tout en pensant à cela, mes yeux se fermaient malgré
moi, et j'avais des visions de petits bateaux peints en
[30]
bleu, avec des coins de Saône alourdis par la chaleur, et
de grandes pattes d'argyronètes courant dans tous les sens
et rayant l'eau vitreuse, comme des pointes de diamant.
Page 128
UN RÉVEILLON DANS LE MARAIS
CONTE DE NOËL
M. Majesté, fabricant d'eau de Seltz dans le Marais,
vient de faire un petit réveillon chez des amis de la place
Royale, et regagne son logis en fredonnant... Deux
heures sonnent à Saint-Paul. «Comme il est tard!» se
[5]
dit le brave homme, et il se dépêche; mais le pavé glisse,
les rues sont noires, et puis dans ce diable de vieux quartier,
qui date du temps où les voitures étaient rares, il y a
un tas de tournants, d'encoignures, de bornes devant les
portes à l'usage des cavaliers. Tout cela empêche d'aller
[10]
vite, surtout quand on a déjà les jambes un peu lourdes,
et les yeux embrouillés par les toasts du réveillon...
Enfin M. Majesté arrive chez lui. Il s'arrête devant un
grand portail orné, où brille au clair de lune un écusson,
doré de neuf, d'anciennes armoiries repeintes dont il a fait
[15]
marque de fabrique:
HÔTEL CI-DEVANT DE NESMOND
MAJESTÉ JEUNE
FABRICANT D'EAU DE SELTZ
Sur tous les siphons de la fabrique, sur les bordereaux,
[20]
les têtes de lettres, s'étalent ainsi et resplendissent les
vieilles armes des Nesmond.
Après le portail, c'est la cour, une large cour aérée et
claire, qui dans le jour en s'ouvrant fait de la lumière à
toute la rue. Au fond de la cour, une grande bâtisse très
[25]
ancienne, des murailles noires, brodées, ouvragées, des
balcons de fer arrondis, des balcons de pierre à pilastres,
Page 129
d'immenses fenêtres très-hautes, surmontées de frontons,
de chapiteaux qui s'élèvent aux derniers étages comme
autant de petits toits dans le toit, et enfin sur le faite, au
milieu des ardoises, les lucarnes des mansardes, rondes,
[5]
coquettes, encadrées de guirlandes comme des miroirs.
Avec cela un grand perron de pierre, rongé et verdi par
la pluie, une vigne maigre qui s'accroche aux murs, aussi
noire, aussi tordue que la corde qui se balance là-haut à
la poulie du grenier, je ne sais quel grand air de vétusté et
[10]
de tristesse... C'est l'ancien hôtel de Nesmond.
En plein jour, l'aspect de l'hôtel n'est pas le même. Les
mots: Caisse, Magasin, Entrée des ateliers éclatent partout
en or sur les vieilles murailles, les font vivre, les
rajeunissent. Les camions des chemins de fer ébranlent
[15]
le portail; les commis s'avancent au perron la plume à
l'oreille pour recevoir les marchandises. La cour est
encombrée de caisses, de paniers, de paille, de toile
d'emballage. On se sent bien dans une fabrique... Mais avec
la nuit, le grand silence, cette lune d'hiver qui, dans le
[20]
fouillis des toits compliqués, jette et entremêle des ombres,
l'antique maison des Nesmond reprend ses allures seigneuriales.
Les balcons sont en dentelle; la cour d'honneur
s'agrandit, et le vieil escalier, qu'éclairent des jours
inégaux, vous a des recoins de cathédrale, avec des niches
[25]
vides et des marches perdues qui ressemblent à des autels.
Cette nuit-là surtout, M. Majesté trouve à sa maison
un aspect singulièrement grandiose. En traversant la
cour déserte, le bruit de ses pas l'impressionne. L'escalier
lui parait immense, surtout très lourd à monter. C'est le
[30]
réveillon sans doute... Arrivé au premier étage, il
s'arrête pour respirer, et s'approche d'une fenêtre. Ce
que c'est que d'habiter une maison historique! M. Majesté
Page 130
n'est pas poète, oh! non; et pourtant, en regardant cette
belle cour aristocratique, où la lune étend une nappe de
lumière bleue, ce vieux logis de grand seigneur qui a si
bien l'air de dormir avec ses toits engourdis sous leur
[5]
capuchon de neige, il lui vient des idées de l'autre monde:
«Hein?... tout de même, si les Nesmond revenaient...»
A ce moment, un grand coup de sonnette retentit. Le
portail s'ouvre à deux battants, si vite, si brusquement,
que le réverbère s'éteint; et pendant quelques minutes il
[10]
se fait là-bas, dans l'ombre de la porte, un bruit confus de
frôlements, de chuchotements. On se dispute, on se
presse pour entrer. Voici des valets, beaucoup de valets,
des carrosses tout en glaces miroitant au clair de lune,
des chaises à porteurs balancées entre deux torches qui
[15]
s'avivent au courant d'air du portail. En rien de temps,
la cour est encombrée. Mais au pied du perron, la confusion
cesse. Des gens descendent des voitures, se saluent,
entrent en causant comme s'ils connaissaient la
maison. Il y a là, sur ce perron, un froissement de soie,
[20]
cliquetis d'épées. Rien que des chevelures blanches,
alourdies et mates de poudre; rien que des petites voix
claires, un peu tremblantes, des petits rires sans timbre,
des pas légers. Tous ces gens ont l'air d'être vieux, vieux.
Ce sont des yeux effacés, des bijoux endormis, d'anciennes
[25]
soies brochées, adoucies de nuances changeantes, que la
lumière des torches fait briller d'un éclat doux; et sur
tout cela flotte un petit nuage de poudre, qui monte des
cheveux échafaudés, roulés en boucles, à chacune de ces
jolies révérences, un peu guindées par les épées et les
[30]
grands paniers... Bientôt toute la maison a l'air d'être
hantée. Les torches brillent de fenêtre en fenêtre, montent
et descendent dans le tournoiement des escaliers, jusqu'aux
Page 131
lucarnes des mansardes qui ont leur étincelle de fête et
de vie. Tout l'hôtel de Nesmond s'illumine, comme si un
grand coup de soleil couchant avait allumé ses vitres.
«Ah! mon Dieu! ils vont mettre le feu!...» se dit M.
[5]
Majesté. Et, revenu de sa stupeur, il tâche de secouer
l'engourdissement de ses jambes et descend vite dans la
cour, où les laquais viennent d'allumer un grand feu clair.
M. Majesté s'approche; il leur parle. Les laquais ne lui
répondent pas, et continuent de causer tout bas entre eux,
[10]
sans que la moindre vapeur s'échappe de leurs lèvres dans
l'ombre glaciale de la nuit, M. Majesté n'est pas content,
cependant une chose le rassure, c'est que ce grand feu qui
flambe si haut et si droit est un feu singulier, une flamme
sans chaleur, qui brille et ne brûle pas. Tranquillisé de
[15]
ce côté, le bonhomme franchit le perron et entre dans ses
magasins.
Ces magasins du rez-de-chaussée devaient faire autrefois
de beaux salons de réception. Des parcelles d'or terni
brillent encore à tous les angles. Des peintures
[20]
mythologiques tournent au plafond, entourent les glaces, flottent
au-dessus des portes dans des teintes vagues, un peu
ternes, comme le souvenir des années écoulées. Malheureusement
il n'y a plus de rideaux, plus de meubles.
Rien que des paniers, de grandes caisses pleines de siphons
[25]
à têtes d'étain, et les branches desséchées d'un vieux lilas
qui montent toutes noires derrière les vitres. M. Majesté,
en entrant, trouve son magasin plein de lumière et de
monde. Il salue, mais personne ne fait attention à lui.
Les femmes aux bras de leurs cavaliers continuent à
[30]
minauder cérémonieusement sous leurs pelisses de satin. On
se promène, on cause, on se disperse. Vraiment tous ces
vieux marquis ont l'air d'être chez eux. Devant un
Page 132
trumeau peint, une petite ombre s'arrête, toute tremblante:
«Dire que c'est moi, et que me voilà!» et elle regarde en
souriant une Diane qui se dresse dans la boiserie,--mince
et rose, avec un croissant au front.
[5]
«Nesmond, viens donc voir tes armes!» et tout le monde
rit en regardant le blason des Nesmond qui s'étale sur une
toile d'emballage, avec le nom de Majesté au-dessous.
«Ah! ah! ah!... Majesté!... Il y en a donc encore des
Majestés en France?»
[10]
Et ce sont des gaietés sans fin, de petits rires à son de
flûte, des doigts en l'air, des bouches qui minaudent...
Tout à coup quelqu'un crie:
«Du champagne! du champagne!
--Mais non...
[15]
--Mais si!... si, c'est du champagne... Allons,
comtesse, vite un petit réveillon.»
C'est de l'eau de Seltz de M. Majesté qu'ils ont prise
pour du champagne. On le trouve bien un peu éventé;
mais bah! on le boit tout de même; et comme ces pauvres
[20]
petites ombres n'ont pas la tête bien solide, peu à peu
cette mousse d'eau~de Seltz les anime, les excite, leur donne
envie de danser. Des menuets s'organisent. Quatre fins
violons que Nesmond a fait venir commencent un air de
Rameau, tout en triolets, menu et mélancolique dans sa
[25]
vivacité. Il faut voir toutes ces jolies vieilles tourner
lentement, saluer en mesure d'un air grave. Leurs atours
en sont rajeunis, et aussi les gilets d'or, les habits brochés,
les souliers à boucles de diamants. Les panneaux eux-mêmes
semblent revivre en entendant ces anciens airs.
[30]
La vieille glace, enfermée dans le mur depuis deux cents
ans, les reconnaît aussi, et tout, éraflée, noircie aux angles,
elle s'allume doucement et renvoie aux danseurs leur
Page 133
image, un peu effacée, comme attendrie d'un regret. Au
milieu de toutes ces élégances, M. Majesté se sent gêné.
Il s'est blotti derrière une caisse et regarde...
Petit à petit cependant le jour arrive. Par les portes
[5]
vitrées du magasin, on voit la cour blanchir, puis le haut
des fenêtres, puis tout un côté du salon. A mesure que
la lumière vient, les figures s'effacent, se confondent.
Bientôt M. Majesté ne voit plus que deux petits violons
attardés dans un coin, et que le jour évapore en les
[10]
touchant. Dans la cour, il aperçoit encore, mais si vague, la
forme d'une chaise à porteurs, une tête poudrée semée
d'émeraudes, les dernières étincelles d'une torche que les
laquais ont jetée sur le pavé, et qui se mêlent avec le feu
des roues d'une voiture de roulage entrant à grand bruit
par le portail ouvert...
Page 134
LA VISION DU JUGE DE COLMAR
Avant qu'il eût prêté serment à l'empereur Guillaume,
il n'y avait pas d'homme plus heureux que le petit juge
Dollinger, du tribunal de Colmar, lorsqu'il arrivait à
l'audience avec sa toque sur l'oreille, son gros ventre, sa
[5]
lèvre en fleur et ses trois mentons bien posés sur un ruban
de mousseline.
--«Ah! le bon petit somme que je vais faire,» avait-il
l'air de se dire en s'asseyant, et c'était plaisir de le voir
allonger ses jambes grassouillettes, s'enfoncer sur son
[10]
grand fauteuil, sur ce rond de cuir frais et moelleux auquel
il devait d'avoir encore l'humeur égale et le teint clair,
après trente ans de magistrature assise.
Infortuné Dollinger!
C'est ce rond de cuir qui l'a perdu. Il se trouvait si
[15]
bien dessus, sa place était si bien faite sur ce coussinet de
moleskine, qu'il a mieux aimé devenir Prussien que de
bouger de là. L'empereur Guillaume lui a dit: «Restez
assis, monsieur Dollinger!» et Dollinger est resté assis;
et aujourd'hui le voilà conseiller à la cour de Colmar,
[20]
rendant bravement la justice au nom de Sa Majesté
berlinoise.
Autour de lui, rien n'est changé: c'est toujours le même
tribunal fané et monotone, la même salle de catéchisme
avec ses bancs luisants, ses murs nus, son bourdonnement
[25]
d'avocats, le même demi-jour tombant des hautes fenêtres
à rideaux de serge, le même grand christ poudreux qui
Page 135
penche la tête, les bras étendus. En passant à la Prusse,
la cour de Colmar n'a pas dérogé: il y a toujours un buste
d'empereur au fond du prétoire... Mais c'est égal!
Dollinger se sent dépaysé. Il a beau se rouler dans son
[5]
fauteuil, s'y enfoncer rageusement; il n'y trouve plus les
bons petits sommes d'autrefois, et quand par hasard il lui
arrive encore de s'endormir à l'audience, c'est pour faire
des rêves épouvantables...
Dollinger rêve qu'il est sur une haute montagne, quelque
[10]
chose comme le Honeck ou le ballon d'Alsace... Qu'est-ce
qu'il fait là, tout seul, en robe de juge, assis sur son grand
fauteuil à ces hauteurs immenses où l'on ne voit plus rien
que des arbres rabougris et des tourbillons de petites
mouches?... Dollinger ne le sait pas. Il attend, tout
[15]
frissonnant de la sueur froide et de l'angoisse du cauchemar.
Un grand soleil rouge se lève de l'autre côté du
Rhin, derrière les sapins de la forêt Noire, et, à mesure
que le soleil monte, en bas, dans les vallées de Thann, de
Munster, d'un bout à l'autre de l'Alsace, c'est un roulement
[20]
confus, un bruit de pas, de voitures en marche, et
cela grossit, et cela s'approche, et Dollinger a le coeur
serré! Bientôt, par la longue route tournante qui grimpe
aux flancs de la montagne, le juge de Colmar voit venir à
lui un cortège lugubre et interminable, tout le peuple
[25]
d'Alsace qui s'est donné rendez-vous à cette passe des
Vosges pour émigrer solennellement.
En avant montent de longs chariots attelés de quatre
boeufs, ces longs chariots à claire-voie que l'on rencontre
tout débordants de gerbes au temps des moissons, et qui
[30]
maintenant s'en vont chargés de meubles, de hardes,
d'instruments de travail. Ce sont les grands lits, les hautes
armoires, les garnitures d'indienne, les huches, les rouets,
Page 136
les petites chaises des enfants, les fauteuils des ancêtres,
vieilles reliques entassées, tirées de leurs coins, dispersant
au vent de la route la sainte poussière des foyers. Des
maisons entières partent dans ces chariots. Aussi
[5]
n'avancent-ils qu'en gémissant, et les boeufs les tirent avec
peine, comme si le sol s'attachait aux roues, comme si ces
parcelles de terre sèche restées aux herses, aux charrues,
aux pioches, aux râteaux, rendant la charge encore plus
lourde, faisaient de ce départ un déracinement. Derrière
[10]
se presse une foule silencieuse, de tout rang, de tout âge,
depuis les grands vieux à tricorne qui s'appuient en
tremblant sur des bâtons, jusqu'aux petits blondins frisés,
vêtus d'une bretelle et d'un pantalon de futaine, depuis
l'aïeule paralytique que de fiers garçons portent sur leurs
[15]
épaules, jusqu'aux enfants de lait que les mères serrent
contre leurs poitrines; tous, les vaillants comme les infirmes,
ceux qui seront les soldats de l'année prochaine et ceux
qui ont fait la terrible campagne, des cuirassiers amputés
qui se traînent sur des béquilles, des artilleurs hâves,
[20]
exténués, ayant encore dans leurs uniformes en loque la
moisissure des casemates de Spandau; tout cela défile
fièrement sur la route, au bord de laquelle le juge de Colmar
est assis, et, en passant devant lui, chaque visage se
détourne avec une terrible expression de colère et de
[25]
dégoût...
Oh! le malheureux Dollinger! il voudrait se cacher, s'enfuir;
mais impossible. Son fauteuil est incrusté dans la
montagne, son rond de cuir dans son fauteuil, et lui dans
son rond de cuir. Alors il comprend qu'il est là comme au
[30]
pilori, et qu'on a mis le pilori aussi haut pour que sa honte
se vît de plus loin... Et le défilé continue, village par
village, ceux de la frontière suisse menant d'immenses
Page 137
troupeaux, ceux de la Saar poussant leurs durs outils de
fer dans des wagons à minerais. Puis les villes arrivent,
tout le peuple des filatures, les tanneurs, les tisserands,
les ourdisseurs, les bourgeois, les prêtres, les rabbins, les
[5]
magistrats, des robes noires, des robes rouges. ..Voilà le
tribunal de Colmar, son vieux président en tête. Et
Dollinger, mourant de honte, essaye de cacher sa figure,
mais ses mains sont paralysées; de fermer les yeux,
mais ses paupières restent immobiles et droites. Il faut
[10]
qu'il voie et qu'on le voie, et qu'il ne perde pas un des
regards de mépris que ses collègues lui jettent en
passant...
Ce juge au pilori, c'est quelque chose de terrible! Mais
ce qui est plus terrible encore, c'est qu'il a tous les siens
[15]
dans cette foule, et que pas un n'a l'air de le reconnaître.
Sa femme, ses enfants passent devant lui en baissant
la tête. On dirait qu'ils ont honte, eux aussi! Jusqu'à
son petit Michel qu'il aime tant, et qui s'en va pour toujours
sans seulement le regarder. Seul, son vieux président
[20]
s'est arrêté une minute pour lui dire à voix basse:
«Venez avec nous, Dollinger. Ne restez pas là, mon
ami...»
Mais Dollinger ne peut pas se lever. Il s'agite, il appelle,
et le cortège défile pendant des heures; et lorsqu'il
[25]
s'éloigne au jour tombant, toutes ces belles vallées pleines
de clochers et d'usines se font silencieuses. L'Alsace
entière est partie. Il n'y a plus que le juge de Colmar
qui reste là-haut, cloué sur son pilori, assis et
inamovible...
[30]
...Soudain la scène change. Des ifs, des croix noires,
des rangées de tombes, une foule en deuil. C'est le
Page 138
cimetière de Colmar, un jour de grand enterrement. Toutes
les cloches de la ville sont en branle. Le conseiller Dollinger
vient de mourir. Ce que l'honneur n'avait pas pu
faire, la mort s'en est chargée. Elle a dévissé de son rond
[5]
de cuir le magistrat inamovible, et couché tout de son
long l'homme qui s'entêtait à rester assis...
Rêver qu'on est mort et se pleurer soi-même, il n'y a
pas de sensation plus horrible. Le coeur navré, Dollinger
assiste à ses propres funérailles; et ce qui le désespère
[10]
encore plus que sa mort, c'est que dans cette foule immense
qui se presse autour de lui, il n'a pas un ami, pas
un parent. Personne de Colmar, rien que des Prussiens!
Ce sont des soldats prussiens qui ont fourni l'escorte, des
magistrats prussiens qui mènent le deuil, et les discours
[15]
qu'on prononce sur sa tombe sont des discours prussiens,
et la terre qu'on lui jette dessus et qu'il trouve si froide
est de la terre prussienne, hélas!
Tout à coup la foule s'écarte, respectueuse; un magnifique
cuirassier blanc s'approche, cachant sous son manteau
[20]
quelque chose qui a l'air d'une grande couronne
d'immortelles. Tout autour on dit:
«Voilà Bismarck...voilà Bismarck...» Et le juge de
Colmar pense avec tristesse:
«C'est beaucoup d'honneur que vous me faites, monsieur
[25]
le comte, mais si j'avais là mon petit Michel...»
Un immense éclat de rire l'empêche d'achever, un rire
fou, scandaleux, sauvage, inextinguible.
«Qu'est-ce qu'ils ont donc?» se demande le juge épouvanté.
Il se dresse, il regarde... C'est son rond, son rond
[30]
de cuir que M. de Bismarck vient de déposer religieusement
sur sa tombe avec cette inscription en entourage
dans la moleskine:
Page 139
AU JUGE DOLLINGER
HONNEUR DE LA MAGISTRATURE ASSISE
SOUVENIRS ET REGRETS
D'un bout à l'autre du cimetière, tout le monde rit, tout
[5]
le monde se tord, et cette grosse gaieté prussienne résonne
jusqu'au fond du caveau, où le mort pleure de honte,
écrasé sous un ridicule éternel...
Page 140
ERCKMANN-CHATRIAN
LA MONTRE DU DOYEN
I
Le jour d'avant la Noël 1832, mon ami Wilfrid, sa
contre-basse en sautoir, et moi mon violon sous le bras,
nous allions de la Forêt Noire à Heidelberg. Il faisait un
temps de neige extraordinaire; aussi loin que s'étendaient
[5]
nos regards sur l'immense plaine déserte, nous ne découvrions
plus de trace de route, de chemin, ni de sentier.
La bise sifflait son ariette stridente avec une persistance
monotone, et Wilfrid, la besace aplatie sur sa maigre échine,
ses longues jambes de héron étendues, la visière de sa
[10]
petite casquette plate rabattue sur le nez, marchait devant
moi, fredonnant je ne sais quelle joyeuse chanson. J'emboîtais
le pas, ayant de la neige jusqu'aux genoux, et je
sentais la mélancolie me gagner insensiblement.
Les hauteurs de Heidelberg commençaient à poindre
[15]
tout au bout de l'horizon, et nous espérions arriver avant
la nuit close, lorsque nous entendîmes un cheval galoper
derrière nous. Il était alors environ cinq heures du soir,
et de gros flocons de neige tourbillonnaient dans l'air
grisâtre. Bientôt le cavalier fut à vingt pas. Il ralentit
[20]
sa marche, nous observant du coin de l'oeil; de notre part,
nous l'observions aussi.
Figurez-vous un gros homme roux de barbe et de
cheveux, coiffé d'un superbe tricorne, la capote brune,
recouverte d'une pelisse de renard flottante, les mains
Page 141
enfoncées dans des gants fourrés remontant jusqu'aux
coudes: quelque échevin ou bourgmestre à large panse,
une belle valise établie sur la croupe de son vigoureux
roussin. Bref, un véritable personnage.
[5]
«Hé! hé! mes garçons, fit-il en sortant une de ses grosses
mains des moufles suspendues à sa rhingrave, nous allons
à Heidelberg, sans doute, pour faire de la musique?»
Wilfrid regarda le voyageur de travers et répondit
brusquement:
[10]
«Cela vous intéresse, monsieur?
--Eh! oui... J'aurais un bon conseil à vous donner.
--Un conseil?
--Mon Dieu... Si vous le voulez bien.»
Wilfrid allongea le pas sans répondre, et, de mon côté,
[15]
je m'aperçus que le voyageur avait exactement la mine
d'un gros chat: les oreilles écartées de la tête, les paupières
demi-closes, les moustaches ébouriffées, l'air tendre et
paterne.
«Mon cher ami, reprit-il en s'adressant à moi, franchement,
[20]
vous feriez bien de reprendre la route d'où vous
venez.
--Pourquoi, monsieur?
--L'illustre maëstro Pimenti, de Novare, vient d'annoncer
un grand concert à Heidelberg pour Noël; toute
[25]
la ville y sera, vous ne gagnerez pas un kreutzer.»
Mais Wilfrid, se retournant de mauvaise humeur, lui
répliqua:
«Nous nous moquons de votre maëstro et de tous les
Pimenti du monde. Regardez ce jeune homme, regardez-le
[30]
bien! Ça n'a pas encore un brin de barbe au menton; ça
n'a jamais joué que dans les petits
bouchons
de la Forêt
Noire pour faire danser les
bourengrédel
et les
Page 142
charbonnières. Eh bien, ce petit bonhomme, avec ses longues
boucles blondes et ses grands yeux bleus, défie tous vos
charlatans italiens; sa main gauche renferme des trésors
de mélodie, de grâce et de souplesse... Sa droite a le plus
[5]
magnifique coup d'archet que le Seigneur-Dieu daigne
accorder parfois aux pauvres mortels, dans ses moments
de bonne humeur.
--Eh! eh! fit l'autre, en vérité?
--C'est comme je vous le dis,» s'écria Wilfrid, se
[10]
remettant à courir, en soufflant dans ses doigts rouges.
Je crus qu'il voulait se moquer du voyageur, qui nous
suivait toujours au petit trot.
Nous fîmes ainsi plus d'une demi-lieue en silence. Tout
à coup l'inconnu, d'une voix brusque, nous dit:
[15]
«Quoi qu'il en soit de votre mérite, retournez dans la
Forêt Noire; nous avons assez de vagabonds à Heidelberg,
sans que vous veniez en grossir le nombre... Je vous
donne un bon conseil, surtout dans les circonstances
présentes... Profitez-en!»
[20]
Wilfrid indigné allait lui répondre, mais il avait pris le
galop et traversait déjà la grande avenue de l'Électeur.
Une immense file de corbeaux: venaient de s'élever dans la
plaine, et semblaient suivre le gros homme, en remplissant
le ciel de leurs clameurs.
[25]
Nous arrivâmes à Heidelberg vers sept heures du soir,
et nous vîmes, en effet, l'affiche magnifique de Pimenti sur
toutes les murailles de la ville: «Grand concerto, solo, etc.»
Dans la soirée même, en parcourant les brasseries des
théologiens et des philosophes, nous rencontrâmes plusieurs
[30]
musiciens de la Forêt Noire, de vieux camarades, qui nous
engagèrent dans leur troupe. Il y avait le vieux Brêmer,
le violoncelliste; ses deux fils Ludwig et Karl, deux bons
Page 143
seconds violons; Heinrich Siebel, la clarinette; la grande
Berthe avec sa harpe; puis Wilfrid et sa contre-basse, et
moi comme premier violon.
Il fut arrêté que nous irions ensemble, et qu'après la
[5]
Noël, nous partagerions en frères. Wilfrid avait déjà
loué, pour nous deux, une chambre au sixième étage de
la petite auberge du
Pied-de-Mouton
, à quatre kreutzers
la nuit. A proprement parler, ce n'était qu'un grenier;
mais heureusement il y avait un fourneau de tôle, et nous
[10]
y fimes du feu pour nous sécher.
Comme nous étions assis tranquillement à rôtir des
marrons et à boire une cruche de vin, voilà que la petite
Annette, la fille d'auberge, en petite jupe coquelicot et
cornette de velours noir, les joues vermeilles, les lèvres roses
[15]
comme un bouquet de cerises... Annette monte l'escalier
quatre à quatre, frappe à la porte, et vient se jeter dans,
mes bras, toute réjouie.
Je connaissais cette jolie petite depuis longtemps, nous
étions du même village, et puisqu'il faut tout vous dire, ses
[20]
yeux pétillants, son air espiègle m'avaient captivé le coeur.
«Je viens causer un instant avec toi, me dit-elle, en
s'asseyant sur un escabeau. Je t'ai vu monter tout à
l'heure, et me voilà!»
Elle se mit alors à babiller, me demandant des nouvelles
[25]
de celui-ci, de celui-là, enfin de tout le village: c'était à
peine si j'avais le temps de lui répondre. Parfois elle
s'arrêtait et me regardait avec une tendresse inexprimable.
Nous serions restés là jusqu'au lendemain, si la mère Grédel
Dick ne s'était mise à crier dans l'escalier:
[30]
«Annette! Annette! viendras-tu?
--Me voilà, madame, me voilà!» fit la pauvre enfant, se
levant toute surprise. Elle me donna une petite tape sur
Page 144
la joue et s'élança vers la porte; mais au moment de sortir
elle s'arrêta:
«Ah! s'écria-t-elle en revenant, j'oubliais de vous dire;
avez-vous appris?
[5]
--Quoi donc?
--La mort de notre pro-recteur Zâhn!
--Et que nous importe cela?
--Oui, mais prenez garde, prenez garde, si vos papiers
ne sont pas en règle. Demain à huit heures, on viendra
[10]
vous les demander. On arrête tant de monde, tant de
monde depuis quinze jours! Le pro-recteur a été assassiné
dans la bibliothèque du cloître Saint-Christophe hier
soir. La semaine dernière on a pareillement assassiné le
vieux sacrificateur Ulmet Élias, de la rue des Juifs!
[15]
Quelques jours avant, on a tué la vieille Christina Hâas et le
les autres respiraient haletants... puis il y eut un choc
qui fit craquer le plancher... je n'entendis plus qu'un
[25]
grincement de dents... un cliquetis de chaînes...
«De la lumière!» cria le terrible Madoc.
Et tandis que le soufre flambait, jetant dans le réduit
sa lueur bleuâtre, je distinguai vaguement les agents de
police accroupis sur l'homme en manches de chemise: l'un
[30]
le tenait à la gorge, l'autre lui appuyait les deux genoux
sur la poitrine; Madoc lui serrait les poings dans des
menottes à faire craquer les os; l'homme semblait inerte;
Page 167
seulement une de ses grosses jambes, nue depuis le genou
jusqu'à la cheville, se relevait de temps en temps et frappait
le plancher par un mouvement convulsif... Les yeux
lui sortaient littéralement de la tête... une écume
[5]
sanglante s'agitait sur ses lèvres.
A peine eus-je allumé la chandelle, que les agents de
police firent une exclamation étrange.
«Notre doyen!...»
Et tous trois se relevant... je les vis se regarder pâles
[10]
de terreur.
L'oeil de l'assassin bouffi de sang se tourna vers Madoc
...Il voulut parler... mais seulement au bout de quelques
secondes... je l'entendis murmurer:
«Quel rêve!... mon Dieu... quel rêve!»
[15]
Puis il fit un soupir et resta immobile.
Je m'étais approché pour le voir... C'était bien lui...
L'homme qui nous avait donné de si bons conseils sur la
route de Heidelberg... Peut-être avait-il pressenti que
nous serions la cause de sa perte: on a parfois de ces
[20]
pressentiments terribles! Comme il ne bougeait plus et
qu'un filet de sang glissait sur le plancher poudreux,
Madoc, revenu de sa surprise, se pencha sur lui et déchira
sa chemise; nous vîmes alors qu'il s'était donné un coup
de son grand couteau dans le coeur.
[25]
«Eh! fit Madoc avec un sourire sinistre, M, le doyen a
fait banqueroute à la potence... Il connaissait la bonne
place et ne s'est pas manqué! Restez ici, vous autres...
Je vais prévenir le bailli.»
Puis il ramassa son chapeau, tombé pendant la lutte,
[30]
et sortit sans ajouter un mot.
Je restai seul en face du cadavre avec les deux agents
de police.
Page 168
Le lendemain, vers huit heures, tout Heidelberg apprit
la grande nouvelle. Ce fut un événement pour le pays.
Daniel Van den Berg, doyen des drapiers, jouissait d'une
fortune et d'une considération si bien établies, que
[5]
beaucoup de gens se refusèrent à croire aux abominables
instincts qui le dominaient.
On discuta ces événements de mille manières différentes.
Les uns disaient que le riche doyen était somnambule, et
par conséquent irresponsable de ses actions... les autres,
[10]
qu'il était assassin par amour du sang, n'ayant aucun
intérêt sérieux à commettre de tels crimes... Peut-être
était-il l'un et l'autre!
C'est un fait incontestable que l'être moral, la volonté,
l'âme, n'existe pas chez le somnambule. Or l'animal, abandonné
[15]
à lui-même, subit l'impulsion naturelle de ses instincts
pacifiques ou sanguinaires, et la face ramassée de
maître Daniel van den Berg, sa tête plate, renflée derrière
les oreilles, ses longues moustaches hérissées, ses yeux verts,
tout prouve qu'il appartenait malheureusement à la famille
[20]
des chats, race terrible, qui tue pour le plaisir de tuer.
Quoi qu'il en soit, mes compagnons furent rendus à la
liberté. On cita la petite Annette, pendant quinze jours,
comme un modèle de dévouement. Elle fut même recherchée
en mariage par le fils du bourgmestre Trungott, jeune
[25]
homme romanesque, qui fera le malheur de sa famille.
Moi, je m'empressai de retourner dans la Forêt Noire, où,
depuis cette époque, je remplis les fonctions de chef d'orchestre
au bouchon du
Sabre-Vert
, sur la route de Tubingue.
S'il vous arrive de passer par là, et que mon histoire
[30]
vous ait intéressé, venez me voir... nous viderons deux ou
trois bouteilles ensemble... et je vous raconterai certains
détails, qui vous feront dresser les cheveux sur la tête!...
Page 169
COPPÉE
LE LOUIS D'OR
(CONTE DE NOËL)
A mon cher cousin Édouard Tramasset
Lorsque Lucien de Hem eut vu son dernier billet de
cent francs agrippé par le râteau du banquier, et qu'il se
fut levé de la table de roulette où il venait de perdre les
débris de sa petite fortune, réunis par lui pour cette
[5]
suprême bataille, il éprouva comme un vertige et crut qu'il
allait tomber.
La tête troublée, les jambes molles, il alla se jeter sur la
large banquette de cuir qui faisait le tour de la salle de
jeu. Pendant quelques minutes, il regarda vaguement le
[10]
tripot clandestin dans lequel il avait gâché les plus belles
années de sa jeunesse, reconnut les têtes ravagées des
joueurs, crûment éclairées par les trois grands abat-jour,
écouta le léger frottement de l'or sur le tapis, songea qu'il
était ruiné, perdu, se rappela qu'il avait chez lui, dans un
[15]
tiroir de commode, les pistolets d'ordonnance dont son
père, le général de Hem, alors simple capitaine, s'était si
bien servi à l'attaque de Zaatcha; puis, brisé de fatigue, il
s'endormit d'un sommeil profond.
Quand il se réveilla, la bouche pâteuse, il constata, par
[20]
un regard jeté à la pendule, qu'il avait dormi une demi-heure
à peine, et il éprouva un impérieux besoin de respirer
l'air de la nuit. Les aiguilles marquaient sur le cadran
minuit moins le quart. Tout en se levant et en s'étirant
Page 170
les bras, Lucien se souvint alors qu'on était à la veille de
Noël, et, par un jeu ironique de la mémoire, il se revit
soudain tout petit enfant et mettant, avant de se coucher,
ses souliers dans la cheminée.
[5]
En ce moment, le vieux Dronski--un pilier du tripot,
le Polonais classique, portant le caban râpé, tout orné de
soutaches et d'olives--s'approcha de Lucien et marmotta
quelques mots dans sa sale barbiche grise:
«Prêtez-moi donc une pièce de cinq francs, monsieur.
[10]
Voilà deux jours que je n'ai pas bougé du cercle, et depuis
deux jours le «dix-sept» n'est pas sorti... Moquez-vous
de moi, si vous voulez; mais je donnerais mon poing à
couper que tout à l'heure, au coup de minuit, le numéro
sortira.»
[15]
Lucien de Hem haussa les épaules; il n'avait même plus
dans sa poche de quoi acquitter cet impôt que les habitués
de l'endroit appelaient «les cent sous du Polonais.»
Il passa dans l'antichambre, mit son chapeau et sa pelisse,
et descendit l'escalier avec l'agilité des gens qui ont la
[20]
fièvre.
Depuis quatre heures que Lucien était enfermé dans le
tripot, la neige était tombée abondamment, et la rue--une
rue du centre de Paris, assez étroite et bâtie de hautes
maisons--était toute blanche. Dans le ciel purgé, d'un
[25]
bleu noir, de froides étoiles scintillaient.
Le joueur décavé frissonna sous ses fourrures et se mit
à marcher, roulant toujours dans son esprit des pensées de
désespoir et songeant plus que jamais à la boite de pistolets
qui l'attendait dans le tiroir de sa commode; mais,
[30]
après avoir fait quelques pas, il s'arrêta brusquement
devant un navrant spectacle.
Sur un banc de pierre placé, selon l'usage d'autrefois,
Page 171
près de la porte monumentale d'un hôtel, une petite fille
de six ou sept ans, à peine vêtue d'une robe noire en
loques, était assise dans la neige. Elle s'était endormie là,
malgré le froid cruel, dans une attitude effrayante de
[5]
fatigue et d'accablement, et sa pauvre petite tête et son
épaule mignonne étaient comme écroulées dans un angle
de la muraille et reposaient sur la pierre glacée. Une
des savates dont l'enfant était chaussée s'était détachée
de son pied qui pendait, et gisait lugubrement devant
[10]
elle.
D'un geste machinal, Lucien de Hem porta la main à son
gousset; mais il se souvint qu'un instant auparavant il
n'y avait même pas trouvé une pièce de vingt sous oubliée,
et qu'il n'avait pas pu donner de pourboire au garçon du
[15]
cercle. Cependant, poussé par un instinctif sentiment de
pitié, il s'approcha de la petite fille, et il allait peut-être
l'emporter dans ses bras et lui donner asile pour la nuit,
lorsque, dans la savate tombée sur la neige, il vit quelque
chose de brillant.
[20]
Il se pencha. C'était un louis d'or.
Une personne charitable, une femme sans doute, avait
passé par là, avait vu, dans cette nuit de Noël, cette
chaussure devant cette enfant endormie, et, se rappelant
la touchante légende, elle avait laissé tomber, d'une main
[25]
discrète, une magnifique aumône, pour que la petite
abandonnée crût encore aux cadeaux faits par l'Enfant-Jésus
et conservât, malgré son malheur, quelque confiance
et quelque espoir dans la bonté de la Providence.
Un louis! c'étaient plusieurs jours de repos et de richesse
[30]
pour la mendiante; et Lucien était sur le point de l'éveiller
pour lui dire cela, quand il entendit près de son oreille,
Page 172
comme dans une hallucination, une voix--la voix du
Polonais avec son accent traînant et gras--qui murmurait
tout bas ces mots:
«Voilà deux jours que je n'ai pas bougé du cercle, et
[5]
depuis deux jours le «dix-sept» n'est pas sorti... Je
donnerais mon poing à couper que tout à l'heure, au coup
de minuit, le numéro sortira.»
Alors ce jeune homme de vingt-trois ans, qui descendait
d'une race d'honnêtes gens, qui portait un superbe nom
[10]
militaire, et qui n'avait jamais failli à l'honneur, conçut
une épouvantable pensée; il fut pris d'un désir fou,
hystérique, monstrueux. D'un regard il s'assura qu'il
était bien seul dans la rue déserte, et, pliant le genou,
avançant avec précaution sa main frémissante, il vola le
[15]
louis d'or dans la savate tombée! Puis, courant de toutes
ses forces, il revint à la maison de jeu, grimpa l'escalier en
quelques enjambées, poussa d'un coup de poing la porte
rembourrée de la salle maudite, y pénétra au moment
précis où la pendule sonnait le premier coup de minuit,
[20]
posa la pièce d'or sur le tapis vert et cria:
«En plein sur le «dix-sept!»
Le «dix-sept» gagna.
D'un revers de main, Lucien poussa les trente-six louis
sur la rouge.
[25]
La rouge gagna.
Il laissa les soixante-douze louis sur la même couleur.
La rouge sortit de nouveau.
Il fit encore le paroli deux fois, trois fois, toujours avec
le même bonheur. Il avait maintenant devant lui un tas
[30]
d'or et de billets, et il se mit à poudrer le tapis,
frénétiquement. La «douzaine,» la «colonne,» le «numéro,» toutes
les combinaisons lui réussissaient. C'était une chance
Page 173
inouïe, surnaturelle. On eût dit que la petite bille d'ivoire,
sautillant dans les cases de la roulette, était magnétisée,
fascinée par le regard de ce joueur, et lui obéissait. Il
avait rattrapé, en une dizaine de coups, les quelques
[5]
misérables billets de mille francs, sa dernière ressource,
qu'il avait perdus au commencement de la soirée. A présent,
pontant des deux ou trois cents louis à la fois, et
servi par sa veine fantastique, il allait bientôt regagner,
et au delà, le capital héréditaire qu'il avait gaspillé en si
[10]
peu d'années, reconstituer sa fortune. Dans son empressement
à se mettre au jeu, il n'avait pas quitté sa lourde
pelisse; déjà il en avait gonflé les grandes poches de liasses
de bank-notes et de rouleaux de pièces d'or; et, ne sachant
plus où entasser son gain, il bourrait maintenant de monnaie
[15]
et de papier les poches intérieures et extérieures de
sa redingote, les goussets de son gilet et de son pantalon,
son porte-cigares, son mouchoir, tout ce qui pouvait servir
de récipient. Et il jouait toujours, et il gagnait toujours,
comme un furieux! comme un homme ivre! et il jetait ses
[20]
poignées de louis sur le tableau, au hasard, à la vanvole,
avec un geste de certitude et de dédain!
Seulement, il avait comme un fer rouge dans le coeur,
et il ne pensait qu'à la petite mendiante endormie dans la
neige, à l'enfant qu'il avait volée.
[25]
«Elle est encore à la même place! Certainement, elle
doit y être encore!... Tout à l'heure... oui, quand une
heure sonnera... je me le jure!... je sortirai d'ici, j'irai
la prendre, tout endormie, dans mes bras, je l'emporterai
chez moi, je la coucherai sur mon lit... Et je l'élèverai,
[30]
je la doterai, je l'aimerai comme ma fille, et j'aurai soin
d'elle toujours, toujours!»
Mais la pendule sonna une heure, et le quart, et la
Page 174
demie, et les trois quarts... et Lucien était toujours
assis à la table infernale.
Enfin, une minute avant deux heures, le chef de partie
se leva brusquement et dit à voix haute:
[5]
«La banque a sauté, messieurs... Assez pour
aujourd'hui!»
D'un bond, Lucien fut debout. Écartant avec brutalité
les joueurs qui l'entouraient et le regardaient avec une
envieuse admiration, il partit vivement, dégringola les
[10]
étages et courut jusqu'au banc de pierre. De loin, à la
lueur d'un bec de gaz, il aperçut la petite fille.
«Dieu soit loué! s'écria-t-il. Elle est encore là!»
Il s'approcha d'elle, lui saisit la main:
«Oh! qu'elle a froid! Pauvre petite!»
[15]
Il la prit sous les bras, la souleva pour l'emporter. La
tête de l'enfant retomba en arrière, sans qu'elle s'éveillât:
«Comme on dort, à cet âge-là!»
Il la serra contre sa poitrine pour la réchauffer, et, pris
d'une vague inquiétude, il voulut, afin de la tirer de ce
[20]
lourd sommeil, la baiser sur les yeux, comme il faisait
naguère à sa maîtresse la plus chérie.
Mais alors il s'aperçut avec terreur que les paupières de
l'enfant étaient entr'ouvertes et laissaient voir à demi
les prunelles vitreuses, éteintes, immobiles. Le cerveau
[25]
traversé d'un horrible soupçon, Lucien mit sa bouche tout
près de la bouche de la petite fille; aucun souffle n'en
sortit.
Pendant qu'avec le louis d'or qu'il avait volé à cette
mendiante Lucien gagnait au jeu une fortune, l'enfant
[30]
sans asile était morte, morte de froid!
Étreint à la gorge par la plus effroyable des angoisses,
Lucien voulut pousser un cri... et, dans l'effort qu'il fit,
Page 175
il se réveilla de son cauchemar sur la banquette du cercle,
où il s'était endormi un peu avant minuit et où le garçon
du tripot, s'en allant le dernier vers cinq heures du matin,
l'avait laissé tranquille, par bonté d'âme pour le décavé.
[5]
Une brumeuse aurore de décembre faisait pâlir les vitres
des croisées. Lucien sortit, mit sa montre en gage, prit
un bain, déjeuna, et alla au bureau de recrutement signer
un engagement volontaire au 1er régiment de chasseurs
d'Afrique.
[10]
Aujourd'hui, Lucien de Hem est lieutenant; il n'a que
sa solde pour vivre, mais il s'en tire, étant un officier très
rangé et ne touchant jamais une carte. Il parait même
qu'il trouve encore moyen de faire des économies; car
l'autre jour, à Alger, un de ses camarades, qui le suivait à
[15]
quelques pas de distance dans une rue montueuse de la
Kasba, le vit faire l'aumône à une petite Espagnole
endormie sous une porte, et eut l'indiscrétion de regarder
ce que Lucien avait donné à la pauvresse. Le curieux fut
très surpris de la générosité du pauvre lieutenant.
[20]
Lucien de Hem avait mis un louis d'or dans la main de
la petite fille.
Page 176
L'ENFANT PERDU
(CONTE DE NOËL)
A Jules Claretie
I
Ce matin-là, qui était la veille de Noël, deux événements
d'importance eurent lieu simultanément. Le soleil se leva,
--et M. Jean-Baptiste Godefroy aussi.
Sans doute, le soleil,--au coeur de l'hiver, après quinze [5] jours de brume et de ciel gris, quand par bonheur le vent
passe au nord-est et ramène le temps sec et clair,--le
soleil, inondant tout à coup de lumière le Paris matinal,
est un vieux camarade que chacun revoit avec plaisir. Il
est d'ailleurs un personnage considérable. Jadis il a été [10] Dieu: il s'est appelé Osiris, Apollon, est-ce que je sais?
et il n'y a pas deux siècles qu'il régnait en France sous le
nom de Louis XIV. Mais M. Jean-Baptiste Godefroy,
financier richissime, directeur du Comptoir général de
crédit, administrateur de plusieurs grandes compagnies, [15] député et membre du Conseil général de l'Eure, officier de
la Légion d'honneur, etc., etc., n'était pas non plus un
homme à dédaigner. Et puis l'opinion que le soleil peut
avoir sur son propre compte n'est certainement pas plus
flatteuse que celle que M. Jean-Baptiste Godefroy avait [20] de lui-même. Nous sommes donc autorisé à dire que, le
matin en question, vers huit heures moins le quart, le
soleil et M. Jean-Baptiste Godefroy se levèrent.
Par exemple, le réveil de ces puissants seigneurs fut tout
à fait différent. Le bon vieux soleil, lui, commença par
Page 177
faire une foule de choses charmantes. Comme le grésil,
pendant la nuit, avait confit dans du sucre en poudre les
platanes dépouillés du boulevard Malesherbes, où est
situé l'hôtel Godefroy, ce magicien de soleil s'amusa
[5]
d'abord à les transformer en gigantesques bouquets de corail
rose; et, tout en accomplissant ce délicieux tour de fantasmagorie,
il répandit, avec la plus impartiale bienveillance,
ses rayons sans chaleur, mais joyeux, sur tous les humbles
passants que la nécessité de gagner leur vie forçait à être
[10]
dehors de si bonne heure. Il eut le même sourire pour le
petit employé en paletot trop mince se hâtant vers son
bureau, pour la grisette frissonnant sous sa «confection»
à bon marché, pour l'ouvrier portant la moitié d'un pain
rond sous son bras, pour le conducteur de tramway faisant
[15]
sonner son compteur, pour le marchand de marrons en
train de griller sa première poêlée. Enfin ce brave homme
de soleil fit plaisir à tout le monde. M. Jean-Baptiste
Godefroy, au contraire, eut un réveil assez maussade. Il
avait assisté, la veille, chez le ministre de l'Agriculture, à
[20]
un dîner encombré de truffes, depuis le relevé du potage
jusqu'à la salade, et son estomac de quarante-sept ans
éprouvait la brûlante morsure du pyrosis. Aussi, à la façon
dont M. Godefroy donna son premier coup de sonnette,
Charles, le valet de chambre, tout en prenant de l'eau
[25]
chaude pour la barbe du patron, dit à la fille de cuisine:
«Allons, bon!... Le «singe» est encore d'une humeur
massacrante, ce matin... Ma pauvre Gertrude, nous
allons avoir une sale journée.»
Puis, marchant sur la pointe du pied, les yeux modestement
[30]
baissés, il entra dans la chambre à coucher, ouvrit
les rideaux, alluma le feu et prépara tout ce qu'il fallait
pour la toilette, avec les façons discrètes et, les gestes
Page 178
respectueux d'un sacristain disposant les objets du culte
sur l'autel, avant la messe de M. le curé...
«Quel temps ce matin? demanda d'une voix brève M.
Godefroy en boutonnant son veston de molleton gris sur
[5]
un abdomen un peu trop majestueux déjà.
-Très froid, monsieur, répondit Charles. A six heures,
le thermomètre marquait sept degrés au-dessous de zéro.
Mais monsieur voit que le ciel s'est éclairci, et je crois que
nous aurons une belle matinée.»
[10]
Tout en repassant son rasoir, M. Godefroy s'approcha
de la fenêtre, écarta l'un des petits rideaux, vit le
boulevard baigné de lumière et fit une légère grimace qui
ressemblait à un sourire. Mon Dieu, oui! On a beau
être plein de morgue et de tenue, et savoir parfaitement
[15]
qu'il est du plus mauvais genre de manifester quoi que ce
soit devant les domestiques, l'apparition de ce gueusard
de soleil, en plein mois de décembre, donne une sensation
si agréable qu'il n'y a guère moyen de la dissimuler. M.
Godefroy daigna donc sourire. Si quelqu'un lui avait dit
[20]
alors que cette satisfaction instinctive lui était commune
avec l'apprenti typographe en bonnet de papier qui faisait
une glissade sur le ruisseau gelé d'en face, M. Godefroy
eût été profondément choqué. C'était ainsi pourtant; et,
pendant une minute, cet homme écrasé d'affaires, ce gros
[25]
bonnet du monde politique et financier, fit cet enfantillage
de regarder les passants et les voitures qui filaient joyeusement
dans la brume dorée.
Mais, rassurez-vous, cela ne dura qu'une minute.
Sourire à un rayon de soleil, c'est bon pour des gens
[30]
inoccupés, pas sérieux; c'est bon pour les femmes, les
enfants, les poètes, la canaille. M. Godefroy avait d'autres
chats à fouetter, et, précisément pour cette journée qui
Page 179
commençait, son programme était très chargé. De huit
heures et demie à dix heures, il avait rendez-vous, dans
son cabinet, avec un certain nombre de messieurs très
agités, tous habillés et rasés comme lui dès l'aurore et
[5]
comme lui sans fraîcheur d'âme, qui devaient venir lui
parler de toutes sortes d'affaires, ayant tous le même but:
gagner de l'argent. Après déjeuner,--et il ne fallait pas
s'attarder aux petits verres,--M. Godefroy était obligé
de sauter dans son coupé et de courir à la Bourse, pour y
[10]
échanger quelques paroles avec d'autres messieurs qui
s'étaient aussi levés de bonne heure et qui n'avaient pas
non plus de petite fleur bleue dans l'imagination; et cela
toujours pour le même motif: gagner de l'argent. De là,
sans perdre un instant, M. Godefroy, allait présider,
[15]
devant une table verte encombrée d'encriers siphoïdes,
un nouveau groupe de compagnons dépourvus de tendresse
et s'entretenir avec eux de divers moyens de gagner de
l'argent. Après quoi, il devait paraître, comme député,
dans trois ou quatre commissions et sous-commissions,
[20]
toujours avec tables vertes et encriers siphoïdes, où il
rejoindrait d'autres personnages peu sentimentaux, tous
incapables aussi, je vous prie de le croire, de négliger la
moindre occasion de gagner de l'argent, mais qui avaient
pourtant la bonté de sacrifier quelques précieuses heures
[25]
de l'après-midi pour assurer, par-dessus le marché, la
gloire et le bonheur de la France.
Après s'être vivement rasé, en épargnant toutefois le
collier de barbe poivre et sel qui lui donnait un air de
famille avec les Auvergnats et les singes de la grande
[30]
espèce, M. Godefroy revêtit un «complet» du matin, dont
la coupe élégante et un peu jeunette prouvait que ce veuf
cinglant vers la cinquantaine, n'avait pas absolument
Page 180
renoncé à plaire. Puis il descendit dans son cabinet, où
commença le défilé des hommes peu tendres et sans rêverie
uniquement préoccupés d'augmenter leur bien-aimé
capital. Ces messieurs parlèrent de plusieurs entreprises
[5]
en projet, également considérables, notamment d'une
nouvelle ligne de chemin de fer à lancer à travers un désert
sauvage, d'une usine monstre à fonder aux environs
de Paris, et d'une mine de n'importe quoi à exploiter
dans je ne sais plus quelle république de l'Amérique
[10]
du Sud. Bien entendu, on n'agita pas un seul instant
la question de savoir si le futur railway aurait à transporter
un grand nombre de voyageurs et une grande quantité
de marchandises, si l'usine fabriquerait du sucre ou
des bonnets de coton, si la mine produirait de l'or
[15]
vierge ou du cuivre de deuxième qualité. Non! Les
dialogues de M. Godefroy et de ses visiteurs matinaux roulèrent
exclusivement sur le bénéfice plus ou moins gros à
réaliser, dans les huit jours qui suivraient l'émission, en
spéculant sur les actions de ces diverses affaires, actions
[20]
très probablement destinées du reste, et dans un bref délai,
à n'avoir plus d'autre valeur que le poids du papier et le
mérite de la vignette.
Ces conversations nourries de chiffres durèrent jusqu'à
dix heures précises, et M. le directeur du Comptoir
[25]
général de crédit, qui était honnête homme pourtant, autant
qu'on peut l'être dans les «affaires,» reconduisit jusque sur
le palier, avec les plus grands égards, son dernier visiteur,
vieux filou cousu d'or qui, par un hasard assez fréquent,
jouissait de la considération générale, au lieu d'être logé à
[30]
Poissy ou à Gaillon aux frais de l'État pendant un laps de
temps fixé par les tribunaux, et de s'y livrer à une besogne
honorable et hygiénique telle que la confection des chaussons
Page 181
de lisière ou de la brosserie à bon marché. Puis M. le
directeur consigna sa porte impitoyablement--il fallait
être à la Bourse à onze heures--et passa dans la salle à
manger.
[5]
Elle était somptueuse. On aurait pu constituer le trésor
d'une cathédrale avec les massives argenteries qui
encombraient bahuts et dressoirs. Néanmoins, malgré
l'absorption d'une dose copieuse de bicarbonate de soude,
le pyrosis de M. Godefroy était à peine calmé, et le financier
[10]
ne s'était commandé qu'un déjeuner de dyspeptique.
Au milieu de ce luxe de table, devant ce décor qui célébrait
la bombance, et sous l'oeil impassible d'un maître
d'hôtel à deux cents louis de gage, qui s'en faisait deux
fois autant par la vertu de l'anse du panier, M. Godefroy
[15]
ne mangea donc, d'un air assez piteux, que deux oeufs à
la coque et la noix d'une côtelette; et encore, l'un des oeufs
sentait la paille. L'homme plein d'or chipotait son
dessert,--oh! presque rien, un peu de roquefort, à peine pour
deux ou trois sous, je vous assure,--lorsqu'une porte
[20]
s'ouvrit, et soudain, gracieux et mignon, bien qu'un peu
chétif dans son costume de velours bleu et trop pâlot sous
son énorme feutre à plume blanche, le fils de M. le directeur,
le jeune Raoul, âgé de quatre ans, entra dans la
salle à manger, conduit par son Allemande.
[25]
Cette apparition se produisait chaque jour, à onze
heures moins le quart exactement, lorsque le coupé, attelé
pour la Bourse, attendait devant le perron, et que
l'alezan brûlé, vendu à M. Godefroy, par les soins de son
cocher, mille francs de plus qu'il ne valait, grattait, d'un
[30]
sabot impatient, le dallage de la cour. L'illustre brasseur
d'argent s'occupait de son fils de dix heures quarante-cinq
à onze heures. Pas plus, pas moins, il n'avait qu'un
Page 182
quart d'heure, juste, à consacrer au sentiment paternel.
Non qu'il n'aimât pas son fils, grand dieu! Il l'adorait,
à sa façon. Mais, que voulez-vous, les affaires!...
A quarante-deux ans, plus que mûr et passablement
[5]
fripé, il s'était cru très amoureux, par pur snobisme, de
la fille d'un de ses camarades de cercle, le marquis de
Neufontaine, vieux chat teint, joueur comme les cartes, qui,
sans la compassion vaniteuse de M. Godefroy, eût été
plus d'une fois affiché au club. Ce gentilhomme effondré,
[10]
mais toujours très chic, et qui venait encore de «lancer»
ne casquette pour bains de mer, fut trop heureux de devenir
le beau-père d'un homme qui payerait ses dettes, et
livra sans scrupule au banquier fatigué une ingénue de
dix-sept ans, d'une beauté suave et frêle, sortant d'un
[15]
couvent de province, et n'ayant pour dot que son trousseau
de pensionnaire et qu'un trésor de préjugés aristocratiques
et d'illusions romanesques. M. Godefroy, fils
d'un avoué grippe-sou des Andelys, était resté «peuple»
même fort vulgaire, malgré son fabuleux avancement dans
[20]
la hiérarchie sociale. Il blessa tout de suite sa jeune
femme dans toutes ses délicatesses; et les choses allaient
mal tourner, quand la pauvre enfant fut emportée, à sa
première couche. Presque élégiaque lorsqu'il parlait de sa
défunte épouse, avec laquelle il eût sans doute divorcé si
[25]
elle avait vécu six mois de plus, M. Godefroy aimait son
petit Raoul pour plusieurs raisons: d'abord à titre de fils
unique, puis comme produit rare et distingué d'un Godefroy
et d'une Neufontaine, enfin et surtout par le respect
qu'inspirait à cet homme d'argent l'héritier d'une fortune
[30]
de plusieurs millions. Le bébé fit donc ses premières
dents sur un hochet d'or et fut élevé comme un Dauphin.
Seulement, son père, accablé de besogne, débordé
Page 183
d'occupations, ne pouvait lui consacrer que quinze minutes
par jour,--comme aujourd'hui, au moment du
roquefort,--et l'abandonnait aux domestiques.
«Bonjour, Raoul.
[5]
--Bonzou, p'pa,»
Et M. le directeur du Comptoir général de crédit, ayant
jeté sa serviette, installa sur sa cuisse gauche le jeune
Raoul, prit dans sa grosse patte la petite main de l'enfant
et la baisa plusieurs fois, oubliant, ma parole d'honneur!
[10]
la hausse de vingt-cinq centimes sur le trois pour cent, les
tables couleur de pâturage et les encriers volumineux devant
lesquels il devait traiter tout à l'heure de si grosses
questions d'intérêt, et même son vote de l'après-midi pour
ou contre le ministère, selon qu'il obtiendrait ou non, en
[15]
faveur de son bourg-pourri, une place de sous-préfet,
deux de percepteur, trois de garde champêtre, quatre
bureaux de tabac, plus une pension pour le cousin issu de
germain d'une victime du Deux Décembre.
«P'pa, et le p'tit Noël... y mettra-ti' tet' chose dans
[20]
mon soulier?» demanda tout à coup Raoul, dans son
sabir
enfantin.
Le père, après un: «Oui, si tu as été sage,» fort surprenant
chez ce député libre penseur, qui, à la Chambre,
appuyait d'un énergique: «Très bien!» toutes les propositions
[25]
anticléricales, prit note, dans le meilleur coin de
sa mémoire, qu'il aurait à acheter des joujoux. Puis,
s'adressant à la gouvernante:
«Vous êtes toujours contente de Raoul, mademoiselle
Bertha?»
[30]
L'Allemande, qui se faisait passer pour Autrichienne,
cela va sans dire, mais qui était, en réalité, la fille d'un
pasteur poméranien affligé de quatorze enfants, devint rouge
Page 184
comme une tomate sous ses cheveux blond albinos, comme
si la question toute simple qu'on lui adressait eût été de
la pire indécence, et, après avoir donné cette preuve de
respect intimidé, répondit par un petit rire imbécile, qui
[5]
parut satisfaire pleinement la curiosité de M. Godefroy
sur la conduite de son fils.
«Il fait beau aujourd'hui, reprit le financier, mais froid.
Si vous menez Raoul au parc Monceau, mademoiselle,
vous aurez soin, n'est-ce pas? de le bien couvrir.»
[10]
La «fraulein», par un second accès de rire idiot, ayant
rassuré M. Godefroy sur ce point essentiel, il embrassa
une dernière fois le bébé, se leva de table--onze heures
sonnaient au cartel--et s'élança vers le vestibule, où
Charles, le valet de chambre, lui enfila sa pelisse et referma
[15]
sur lui la portière du coupé. Après quoi, ce serviteur fidèle
courut immédiatement au petit café de la rue de Miromesnil,
où il avait rendez-vous avec le groom de la baronne
d'en face, pour une partie de billard, en trente liés, avec
défense de «queuter», bien entendu.
II
[20]
Grâce au bai brun,--payé mille francs de trop, à la
suite d'un déjeuner d'escargots offert par le maquignon
au cocher de M. Godefroy,--grâce à cet animal d'un
prix excessif mais qui filait bien tout de même, M. le
directeur du Comptoir général de crédit put accomplir, sans
[25]
aucun retard, sa tournée d'affaires. Il parut à la Bourse,
siégea devant plusieurs encriers monumentaux, et même,
vers cinq heures moins le quart, il rassura la France et
l'Europe inquiète des bruits de crise, en votant pour le
ministère; car il avait obtenu les faveurs sollicitées, y compris
Page 185
la pension pour celui de ses électeurs dont l'oncle, à la
mode de Bretagne, avait été révoqué d'un emploi de
surnuméraire non rétribué, à l'époque du coup d'État.
Attendri sans doute par la satisfaction d'avoir contribué
[5]
à cet acte de justice tardive, M. Godefroy se souvint
alors de ce que lui avait dit Raoul au sujet des présents du
petit Noël, et jeta à son cocher l'adresse d'un grand marchand
de jouets. Là, il acheta et fit transporter dans sa
voiture un cheval fantastique en bois creux monté sur
[10]
roulettes, avec une manivelle dans chaque oreille; une
boite de soldats de plomb aussi semblables les uns aux
autres que les grenadiers de ce régiment russe, du temps
de Paul 1er, qui tous avaient les cheveux noirs et le nez
retroussé; vingt autres joujoux éclatants et magnifiques.
[15]
Puis, en rentrant chez lui, doucement bercé sur les
coussins de son coupé bien suspendu, l'homme riche, qui après
tout, avait des entrailles de père, se mit à penser à son
fils avec orgueil.
L'enfant grandirait, recevrait l'éducation d'un prince,
[20]
en serait un, parbleu! puisque, grâce aux conquêtes de
89, il n'y avait plus d'aristocratie que celle de l'argent, et
que Raoul aurait, un jour, vingt, vingt-cinq, qui sait?
trente millions de capital. Si son père, petit provincial,
fils d'un méchant noircisseur de papier timbré; son père,
[25]
qui avait dîné à vingt sous jadis au Quartier Latin, et se
rendait bien compte chaque soir, en mettant sa cravate
blanche, qu'il avait l'air d'un marié du samedi; si ce père,
malgré sa tache originelle, avait pu accumuler une énorme
fortune, devenir fraction de roi sous la République parlementaire
[30]
et obtenir en mariage une demoiselle dont un ancêtre
était mort à Marignan, à quoi donc ne pouvait pas
prétendre Raoul, dès l'enfance beau comme un gentilhomme.
Page 186
Raoul au sang affiné par l'atavisme maternel, Raoul de
qui l'intelligence serait cultivée comme une fleur rare, qui
apprenait déjà les langues étrangères dès le berceau, qui,
l'an prochain, aurait le derrière sur une selle de poney,
[5]
Raoul, qui serait un jour autorisé à joindre à son nom
celui de sa mère, et s'appellerait ainsi Godefroy de
Neufontaine, Godefroy devenant le prénom, et quel prénom!
royal, moyenâgeux, sentant à plein nez la croisade?...
Avec des millions, quel avenir! quelle carrière!... Et le
[10]
démocrate--il y en a plus d'un comme celui-ci, n'en
doutez pas!--imaginait naïvement la monarchie restaurée,--en
France, tout arrive,--voyait son Raoul,
non! son Godefroy de Neufontaine marié au Faubourg,
bien vu au château, puis, qui sait? tout près du trône,
[15]
avec une clef de chambellan dans le dos et un blason tout
battant neuf sur son argenterie et sur les panneaux de son
carrosse!... O sottise, sottise! Ainsi rêvait le parvenu
gorgé d'or, dans sa voiture qu'encombraient tous ces joujoux
achetés pour la Noël,--sans se rappeler, hélas! que
[20]
c'était, ce soir-là, la fête d'un très pauvre petit enfant, fils
d'un couple vagabond, né dans une étable, où l'on avait
logé ses parents par charité.
Mais le cocher a crié: «Port' siou p'ait!» On rentre à
l'hôtel; et, franchissant les degrés du perron, M. Godefroy
[25]
se dit qu'il n'a que le temps de faire sa toilette du soir,
lorsque, dans le vestibule, il voit tous ses domestiques, en
cercle devant lui, l'air consterné, et, dans un coin, affalée
sur une banquette, l'Allemande, qui pousse un cri en l'apercevant,
et cache aussitôt dans ses deux mains son
[30]
visage bouffi de larmes. M. Godefroy a le pressentiment
d'un malheur.
«Qu'est-ce que cela veut dire? Qu'y a-t-il?»
Page 187
Charles, le valet de chambre,--un drôle de la pire espèce,
pourtant,--regarde son maître avec des yeux pleins
de pitié, et bégayant et troublé: «Monsieur Raoul!...
--Mon fils?...
[5]
--Perdu, monsieur!... Cette stupide Allemande!...
Perdu depuis quatre heures de l'après-midi!...»
Le père recule de deux pas en chancelant, comme un
soldat frappé d'une balle; et l'Allemand se jette à ses
pieds, hurlant d'une voix de folle: «Pardon!... Pardon!»
[10]
et les laquais parlent tous à la fois.
«Bertha n'était pas allée au parc Monceau... C'est
là-bas, sur les fortifications, qu'elle a laissé se perdre le
petit... On a cherché partout M. le directeur; on est allé
au Comptoir, à la Chambre; il venait de partir...
[15]
Figurez-vous que l'Allemande rejoignait tous les jours son
amoureux, au delà du rempart, près de la porte d'Asnières
...Quelle horreur!... Un quartier plein de bohémiens,
de saltimbanques! Qui sait si l'on n'a pas volé
l'enfant?... Ah! le commissaire était déjà prévenu... Mais
[20]
conçoit-on cela? Cette sainte-nitouche!... Des rendez-vous
avec un amant, un homme de son pays!... Un espion
prussien, pour sûr!...»
Son fils! Perdu! M. Godefroy entend l'orage de l'apoplexie
gronder dans ses oreilles. Il bondit sur l'Allemande,
[25]
l'empoigne par le bras, la secoue avec fureur.
«Où l'avez-vous perdu de vue, misérable?... Dites la
vérité, ou je vous écrase!... Où çà? Où çà?...»
Mais la malheureuse fille ne sait que pleurer et crier
grâce. Voyons, du calme!... Son fils! son fils à lui, perdu,
[30]
volé? Ce n'est pas possible! On va le lui retrouver, le
lui rendre tout de suite. Il peut jeter l'or à poignées,
mettre toute la police en l'air. Ah! pas un instant à perdre,
Page 188
«Charles, qu'on ne dételle pas... Vous autres, gardez-moi
cette coquine... Je vais à la Préfecture.»
Et M. Godefroy, le coeur battant à se rompre, les cheveux
soulevés d'épouvante, s'élance de nouveau dans
[5]
son coupé, qui repart d'un trot enragé. Quelle ironie!
La voiture est pleine de jouets étincelants, où chaque bec
de gaz, chaque boutique illuminée, allume au passage cent
paillettes de feu. C'est aujourd'hui, la fête des enfants, ne
l'oublions pas, la fête du nouveau-né divin, que sont venus
[10]
adorer les mages et les bergers conduits par une étoile.
«Mon Raoul!... mon fils!... Où est mon fils?...»
se répète le père crispé par l'angoisse en déchirant ses
ongles au cuir des coussins. A quoi lui servent maintenant
ses titres, ses honneurs, ses millions, à l'homme
[15]
riche, au gros personnage? Il n'a plus qu'une idée, fixée
comme un clou de feu, là, entre ses deux sourcils, dans
son cerveau douloureux et brûlant: «Mon enfant, où est
mon enfant?...»
Voici la Préfecture de police. Mais il n'y a plus
[20]
personne; les bureaux sont désertés depuis longtemps.
«Je suis M. Godefroy, député de l'Eure... Mon fils est
perdu dans Paris; un enfant de quatre ans... Je veux
absolument voir M. le préfet.»
Et un louis dans la main du concierge.
[25]
Le bonhomme, un vétéran à moustaches grises, moins
pour la pièce d'or que par compassion pour ce pauvre
père, le conduit aux appartements privés du préfet, l'aide
à forcer les consignes. Enfin, M. Godefroy est introduit
devant l'homme en qui repose à présent toute son espérance,
[30]
un beau fonctionnaire, en tenue de soirée,--il allait
sortir,--l'air réservé, un peu prétentieux, le monocle à
l'oeil.
Page 189
M. Godefroy, les jambes cassées par l'émotion, tombe
dans un fauteuil, fond en larmes, et raconte son malheur,
en phrases bredouillées, coupées de sanglots.
Le préfet--il est père de famille, lui aussi,--a le coeur
[5]
tout remué; mais, par profession, il dissimule son accès de
sensibilité, se donne de l'importance.
«Et vous dites, monsieur le député, que l'enfant a dû
se perdre vers quatre heures?
--Oui, monsieur le préfet.
[10]
--A la nuit tombante... Diable!... Et il n'est pas
avancé pour son âge; il parle mal, ignore son adresse, ne
sait pas prononcer son nom de famille?
--Oui!... Hélas! Oui!...
--Du côté de la porte d'Asnières?... Quartier suspect
[15]
...Mais remettez-vous... Nous avons par là un commissaire
de police très intelligent... Je vais téléphoner.»
L'infortuné père reste seul pendant cinq minutes. Quelle
atroce migraine! quels battements de coeur fous! Puis
brusquement, le préfet reparaît, le sourire aux lèvres, un
[20]
contentement dans le regard: «Retrouvé!»
Oh! le cri de joie furieuse de M. Godefroy! Comme il
se jette sur les mains du préfet, les serre à les broyer!
«Et il faut convenir, monsieur le député, que nous
avons de la chance... Un petit blond, n'est-ce pas? un
[25]
peu pâle?... Costume de velours bleu?... Chapeau de
feutre à plume blanche?...
--Oui, parfaitement... C'est lui! c'est mon petit
Raoul!
--Eh bien, il est chez un pauvre diable qui loge de ce
[30]
côté-là; et qui est venu tout à l'heure faire sa déclaration
au commissariat... Voici l'adresse par écrit: Pierron, rue
des Cailloux, à Levallois-Perret. Avec une bonne voiture,
Page 190
vous pourrez revoir votre fils avant une heure. Par
exemple, ajoute le fonctionnaire, vous n'allez pas retrouver
votre enfant dans un milieu bien aristocratique,
dans la «haute,» comme disent nos agents. L'homme
[5]
qui l'a recueilli est tout simplement un marchand des
quatre saisons... Mais qu'importe! n'est-ce pas?...
Ah, oui, qu'importe! M. Godefroy remercie le préfet
avec effusion, descend l'escalier quatre à quatre, remonte
en coupé, et, dans ce moment, je vous en réponds, si le
[10]
marchand des quatre saisons était là, il lui sauterait au
cou. Oui, M. Godefroy, directeur du Comptoir général de
crédit, député, officier de la Légion d'honneur, etc., etc.,
accolerait ce plébéien! Mais, dites-moi donc, est-ce que,
par hasard, il y aurait autre chose, dans ce richard, que
[15]
la frénésie de l'or et des vanités? A partir de cette minute,
il reconnaît seulement à quel point il aime son enfant.
Fouette, cocher! Celui que tu emportes, dans un coupé,
par cette froide nuit de Noël, ne songe plus à entasser
pour son fils millions sur millions, à le faire éduquer comme
[20]
un Fils de France, à le lancer dans le monde; et pas de
danger, désormais, qu'on le laisse aux mains des mercenaires!
A l'avenir, M. Godefroy sera capable de négliger
ses propres affaires et celles de la France--qui ne s'en
portera pas plus mal--pour s'occuper un peu plus sérieusement
[25]
de son petit Raoul. Il fera venir des Andelys la
soeur de son père, la vieille tante restée à moitié paysanne,
dont il avait la sottise de rougir. Elle scandalisera la
valetaille par son accent normand et ses bonnets de
linge. Mais elle veillera sur son petit-neveu, la bonne
[30]
femme. Fouette, fouette, cocher! Ce patron, toujours si
pressé, que tu as conduit à tant de rendez-vous intéressés,
à tant de réunions de gens cupides, est, ce soir, encore
Page 191
plus impatient d'arriver, et il a un autre souci que de
gagner de l'argent. C'est la première fois de sa vie qu'il
va embrasser son enfant pour de bon. Fouette donc,
cocher! Plus vite! Plus vite!
[5]
Cependant, par la nuit froide et claire, le coupé rapide
a de nouveau traversé Paris, dévoré l'interminable boulevard
Malesherbes; et, le rempart franchi, après les maisons
monumentales et les élégants hôtels, tout de suite voici
la solitude sinistre, les ruelles sombres de la banlieue. On
[10]
s'arrête, et M. Godefroy, à la clarté des lanternes éclatantes
de sa voiture, voit une basse et sordide baraque de
plâtras, un bouge. C'est bien le numéro, c'est là que loge
ce Pierron. Aussitôt la porte s'ouvre, et un homme parait,
un grand gaillard, une tête bien française, à moustaches
[15]
rousses. C'est un manchot, et la manche gauche de son
tricot de laine est pliée en deux sous l'aisselle. Il regarde
l'élégant coupé, le bourgeois en belle pelisse, et dit
gaiement:
«Alors, monsieur, c'est vous qui êtes le papa?... Ayez
[20]
pas peur... Il n'est rien arrivé au gosse.»
Et, s'effaçant pour permettre au visiteur d'entrer, il
ajoute, en mettant un doigt sur sa bouche: «Chut! il fait
dodo.»
III
Un bouge, en vérité! A la lueur d'une petite lampe à
[25]
pétrole qui éclaire très mal et qui sent très mauvais, M.
Godefroy distingue une commode à laquelle manque un
tiroir, quelques chaises éclopées, une table ronde où flânent
un litre à moitié vide, trois verres, du veau froid dans
une assiette, et, sur le plâtre nu de la muraille, deux
[30]
chromos: l'Exposition de 89 à vol d'oiseau, avec la tour
Page 192
Eiffel en bleu de perruquier, et le portrait du général
Boulanger, jeune et joli comme un sous-lieutenant. Excusez
cette dernière faiblesse chez l'habitant de ce pauvre
logis: elle a été partagée par presque toute la France.
[5]
Mais le manchot a pris la lampe et, marchant sur la
pointe du pied, éclaire un coin de chambre, où; sur un lit
assez propre, deux petits garçons sont profondément endormis.
Dans le plus jeune des enfants, que l'autre enveloppe
d'un bras protecteur et serre contre son épaule,
[10]
M. Godefroy reconnaît son fils.
«Les deux mômes mouraient de sommeil, dit Pierron,
en essayant d'adoucir sa voix rude. Comme je ne savais
pas quand on viendrait réclamer le petit aristo, je leur
ai donné mon «pieu,» et, dès qu'ils ont tapé de l'oeil, j'ai
[15]
été faire ma déclaration au commissaire... D'ordinaire,
Zidore a son petit lit dans la soupente; mais je me suis dit:
Ils seront mieux là. Je veillerai, voilà tout. Je serai
plus tôt levé demain, pour aller aux Halles.»
Mais M. Godefroy écoute à peine. Dans un trouble
[20]
tout nouveau pour lui, il considère les deux enfants
endormis. Ils sont dans un méchant lit de fer, sur une
couverture grise de caserne ou d'hôpital. Pourtant quel
groupe touchant et gracieux! Et comme Raoul, qui a
gardé son joli costume de velours, et qui reste blotti avec
[25]
une confiance peureuse dans les bras de son camarade en
blouse, semble faible et délicat! Le père, un instant privé
de son fils, envie presque le teint brun et l'énergique visage
du petit faubourien.
«C'est votre fils? demande-t-il au manchot.
[30]
--Non, monsieur, répond l'homme. Je suis garçon et
je ne me marierai sans doute pas, rapport à mon accident
...oh! bête comme tout! un camion qui m'a passé sur le
Page 193
bras... Mais voilà. Il y a deux ans, une voisine, une
pauvre fille plantée là par un coquin avec un enfant sur
les bras, est morte à la peine. Elle travaillait dans les
couronnes de perles, pour les cimetières. On n'y gagne
[5]
pas sa vie, à ce métier-là. Elle a élevé son petit jusqu'à
l'âge de cinq ans, et puis, ç'a été pour elle, à son tour,
que les voisines ont acheté des couronnes. Alors je me
suis chargé du gosse. Oh! je n'ai pas eu grand mérite, et
j'ai été bien vite récompensé. A sept ans, c'est déjà un
[10]
petit homme, et il se rend utile. Le dimanche et le jeudi,
et aussi les autres jours, après l'école, il est avec moi,
tient les balances, m'aide à pousser ma charrette, ce qui
ne m'est pas trop commode, avec mon aileron... Dire
qu'autrefois j'étais un bon ajusteur, à dix francs par
[15]
jour!... Allez! Zidore est joliment débrouillard. C'est
lui qui a ramassé le petit bourgeois.
--Comment? s'écrie M. Godefroy. C'est cet enfant?...
--Un petit homme, que je vous dis. Il sortait de la
classe, quand il a rencontré l'autre qui allait tout droit.
[20]
devant lui, sur le trottoir, en pleurant comme une fontaine.
Il lui a parlé comme à un copain, l'a consolé, rassuré
du mieux qu'il a pu. Seulement, on ne comprend
pas bien ce qu'il raconte, votre bonhomme. Des mots
d'anglais, des mots d'allemand; mais pas moyen de lui
[25]
tirer son nom et son adresse... Zidore me l'a amené;
je n'étais pas loin de là, à vendre mes salades. Alors les
commères nous ont entourés, en coassant comme des grenouilles:
«Faut le mener chez le commissaire.» Mais
Zidore a protesté. «Ça fera peur au môme,» qu'il disait.
[30]
Car il est comme tous les Parisiens: il n'aime pas les
sergots. Et puis votre gamin ne voulait plus le quitter.
Ma foi, tant pis! j'ai raté ma vente, et je suis rentré ici
Page 194
avec les mioches. Ils ont mangé un morceau ensemble,
comme une paire d'amis, et puis, au dodo!... Sont-ils
gentils tout de même, hein?»
C'est étrange, ce qui se passe dans l'âme de M. Godefroy.
[5]
Tout à l'heure, dans sa voiture, il se proposait bien,
sans doute, de donner à celui qui avait recueilli son fils
une belle récompense, une poignée de cet or si facilement
gagné en présence des encriers siphoïdes. Mais on vient
de lever devant l'homme un coin du rideau qui cache la
[10]
vie des pauvres, si vaillants dans leur misère, si
charitables entre eux. Le courage de cette fille-mère se tuant
de travail pour son enfant, la générosité de cet infirme
adoptant un orphelin, et surtout l'intelligente bonté de ce
gamin de la rue, de ce petit homme secourable pour un
[15]
plus petit, le recueillant, se faisant tout de suite son ami
et son frère aîné, et lui épargnant, par un instinct délicat,
le grossier contact de la police, tout cela émeut M. Godefroy
et lui donne à réfléchir. Non, il ne se contentera pas
d'ouvrir son portefeuille. Il veut faire mieux et plus pour
[20]
Zidore et pour Pierron le manchot, assurer leur avenir,
les suivre de sa bienveillance. Ah! si les peu sentimentaux
personnages qui viennent constamment parler d'affaires
à M. le directeur du Comptoir général de crédit
pouvaient lire en ce moment dans son esprit, ils seraient
[25]
profondément étonnés; et pourtant M. le directeur vient
de faire la meilleure affaire de sa vie: il vient de se découvrir
un coeur de brave homme. Oui, monsieur le directeur,
vous comptiez offrir une gratification à ces pauvres
gens, et voilà que ce sont eux qui vous font un magnifique
[30]
cadeau, celui, d'un sentiment, et du plus doux, du plus
noble de tous, la pitié. Car M. Godefroy songe, à présent,
--et il s'en souviendra,--qu'il y a d'autres estropiés que
Page 195
Pierron, l'ancien ajusteur devenu marchand de verdure,
d'autres orphelins que le petit Zidore. Bien plus, il se
demande, avec une inquiétude profonde, si l'argent ne
doit vraiment servir qu'à engendrer l'argent, et si l'on n'a
[5]
pas mieux à faire, entre ses repas, que de vendre en hausse
des valeurs achetées en baisse et d'obtenir des places pour
ses électeurs.
Telle est sa rêverie devant le groupe des deux enfants
qui dorment. Enfin il se détourne, regarde en face le
[10]
marchand des quatre saisons; il est charmé par l'expression
loyale de ce visage de guerrier gaulois, aux yeux
clairs, aux moustaches ardentes.
«Mon ami, dit M. Godefroy, vous venez de me rendre,
vous et votre fils adoptif, un de ces services! ...Bientôt,
[15]
vous aurez la preuve que je ne suis pas un ingrat. Mais,
dès aujourd'hui... Je vois bien que vous n'êtes pas à
l'aise et je veux vous laisser un premier souvenir.»
Mais de son unique main le manchot arrête le bras de
M. Godefroy, qui plonge déjà sous le revers de la
[20]
redingote, du côté des bank-notes.
«Non, monsieur, non! N'importe qui aurait agi comme
nous... Je n'accepterai rien, soit dit sans vous offenser
...On ne roule pas sur l'or, c'est vrai, mais, excusez la
fierté, on a été soldat,--j'ai ma médaille du Tonkin, là,
[25]
dans le tiroir,--et on ne veut manger que le pain qu'on
gagne.
--Soit, reprend le financier. Mais, voyons, un brave
homme comme vous, un ancien militaire... Vous me
paraissez capable de mieux faire que de pousser une charrette
[30]
à bras... On s'occupera de vous, soyez tranquille.»
Mais l'estropié se contente de répondre froidement, avec
un sourire triste qui révèle bien des déceptions, tout un
Page 196
passé de découragement: «Enfin, si monsieur veut bien
songer à moi!...»
Quelle surprise pour les loups-cerviers de la Bourse et
les intrigants du Palais-Bourbon s'ils pouvaient savoir!
[5]
Voilà que M. Godefroy est désolé, à présent, de la méfiance
de ce pauvre diable. Attendez un peu! Il saura
bien lui apprendre à ne pas douter de sa reconnaissance.
Il y a de bonnes places de surveillants et de garçons de
caisse, au Comptoir. Qu'est-ce que vous direz, monsieur
[10]
le sceptique, quand vous aurez un bel habit de drap gris-bleu,
avec votre médaille du Tonkin à côté de la plaque
d'argent? Et ce sera fait dès demain, n'ayez pas peur!
Et c'est vous qui serez bien attrapé, ah! ah! ...
«Et Zidore? s'écrie M. Godefroy avec plus de chaleur
[15]
que s'il s'agissait de faire un bon coup sur les valeurs à
turban. Vous permettrez bien que je m'occupe un peu de
Zidore?...
--Ah! pour ça, oui! répond joyeusement Pierron.
Souvent, quand je songe que le pauvre petit n'a que moi
[20]
au monde, je me dis: «Quel dommage!...» Car il est plein
de moyens. Les maîtres sont enchantés de lui, à l'école
primaire.»
Mais Pierron s'interrompt brusquement, et, dans son
regard de franchise, M. Godefroy lit encore, et très clairement,
[25]
cette arrière-pensée: «C'est trop beau, tout ça...
Le bourgeois nous oubliera, une fois le dos tourné.»
«Maintenant, dit le manchot, je crois que nous n'avons
plus qu'à transporter votre gamin dans la voiture; car
vous devez bien vous dire qu'il sera mieux chez vous qu'ici
[30]
...Oh! vous n'avez qu'à le prendre dans vos bras; il ne
se réveillera même pas... On dort si bien à cet âge-là
...Seulement il faudrait d'abord lui remettre ses souliers.»
Page 197
Et, suivant le regard du marchand des quatre saisons,
M. Godefroy aperçoit devant le foyer, où se meurt un
petit feu de coke, deux paires de chaussures enfantines:
les fines bottines de Raoul et les souliers à clous de Zidore;
[5]
et chacune des paires de chaussures contient un pantin de
deux sous et un cornet de bonbons de chez l'épicier.
«Ne faites pas attention, monsieur, murmure alors
Pierron d'une voix presque honteuse. C'est Zidore, avant
de se jeter sur le lit, qui a mis là ses souliers et ceux de
[10]
votre fils... A la laïque, on a beau leur dire que c'est de
la blague, les enfants croient encore à la Noël... Alors,
moi, en revenant de chez le commissaire, comme je ne
savais pas, après tout, si votre gamin ne passerait pas la
nuit dans ma turne, j'ai acheté ces bêtises-là... vous
[15]
comprenez... pour que les gosses... à leur réveil...»
Ah! c'est à présent que les bras leur tomberaient, aux
députés qui ont vu si souvent M. Godefroy voter pour la
libre pensée;--au fond, il s'en moquait pas mal, mais la
réélection!--C'est à présent qu'ils jetteraient leur langue
[20]
au chat, tous les messieurs durs et secs qui siégeaient avec
M. Godefroy autour des tables vertes et qui l'admiraient
comme un maître pour sa sécheresse et pour sa dureté.
Est-ce que, par hasard, ce serait aujourd'hui la fin du
monde?... M. Godefroy a les yeux pleins de larmes!
[25]
Tout à coup, il s'élance hors de la baraque, y rentre au
bout d'une minute, les bras chargés du superbe cheval
mécanique, de la grosse boite de soldats de plomb, des
autres jouets magnifiques achetés par lui dans l'après-midi
et restés dans sa voiture; et, devant Pierron stupéfait,
[30]
il dépose son fardeau doré et verni auprès des petits
souliers. Puis, saisissant la main du manchot dans les
siennes, et d'une voix que l'émotion fait trembler:
Page 198
«Mon ami, mon cher ami, dit-il au marchand des quatre
saisons, voici les cadeaux que Noël apportait à mon petit
Raoul. Je veux qu'il les trouve ici, en se réveillant, et
qu'il les partage avec Zidore, qui sera désormais son
[5]
camarade... Maintenant, vous me croyez, n'est-ce pas?
...Je me charge de vous et du gamin...et je reste
encore votre obligé; car vous ne m'avez pas seulement
aidé à retrouver mon fils perdu; vous m'avez aussi rappelé
qu'il y avait des pauvres gens, à moi, mauvais
[10]
riche qui vivais sans y songer. Mais, je le jure par ces
deux enfants endormis, je ne l'oublierai plus, désormais!»
...Tel est le miracle, messieurs et mesdames, accompli
le 24 décembre dernier, à Paris, en plein égoïsme moderne.
Il est très invraisemblable, j'en conviens; et, en dépit des
[15]
anciens votes anticléricaux de M. Godefroy et de l'éducation
purement laïque reçue par Zidore à l'école primaire,
je suis bien forcé d'attribuer cet événement merveilleux
à la grâce de l'Enfant divin, venu au monde, il y a près
de dix-neuf cents ans, pour ordonner aux hommes de
[20]
s'aimer les uns les autres.
Page 199
GAUTIER
LA MILLE ET DEUXIÈME NUIT
IL y avait une fois dans la ville du Caire un jeune homme
nommé Mahmoud-Ben-Ahmed, qui demeurait sur la place
de l'Esbekick.
Son père et sa mère étaient morts depuis quelques années
[5]
en lui laissant une fortune médiocre, mais suffisante pour
qu'il pût vivre sans avoir recours au travail de ses mains:
d'autres auraient essayé de charger un vaisseau de
marchandises ou de joindre quelques chameaux chargés
d'étoffes précieuses à la caravane qui va de Bagdad à
[10]
la Mecque; mais Mahmoud-Ben-Ahmed préférait vivre.
tranquille, et ses plaisirs consistaient à fumer du tombeki
dans son narguilhé, en prenant des sorbets et en mangeant
des confitures sèches de Damas.
Quoiqu'il fût bien fait de sa personne, de visage régulier
[15]
et de mine agréable, il ne cherchait pas les aventures, et
avait répondu plusieurs fois aux personnes qui le pressaient
de se marier et lui proposaient des partis riches et convenables,
qu'il n'était pas encore temps et qu'il ne se
sentait nullement d'humeur à prendre femme.
[20]
Mahmoud-Ben-Ahmed avait reçu une bonne éducation:
il lisait couramment dans les livres les plus anciens,
possédait une belle écriture, savait par coeur les versets du
Coran, les remarques des commentateurs, et eût récité
sans se tromper d'un vers les Moallakats des fameux
[25]
poètes affichés aux portes des mosquées; il était un peu
Page 200
poète lui-même et composait volontiers des vers assonants
et rimés, qu'il déclamait sur des airs de sa façon avec
beaucoup de grâce et de charme.
A force de fumer son narguilhé et de rêver à la fraîcheur
[5]
du soir sur les dalles de marbre de sa terrasse, la tête de
Mahmoud-Ben-Ahmed s'était un peu exaltée: il avait
formé le projet d'être l'amant d'une péri ou tout au moins
d'une princesse du sang royal. Voilà le motif secret qui
lui faisait recevoir avec tant d'indifférence les propositions
[10]
de mariage et refuser les offres des marchands
d'esclaves. La seule compagnie qu'il pût supporter était
celle de son cousin Abdul-Malek, jeune homme doux et
timide qui semblait partager la modestie de ses goûts.
Un jour, Mahmoud-Ben-Ahmed se rendait au bazar pour
[15]
acheter quelques flacons d'atar-gull et autres drogueries
de Constantinople, dont il avait besoin. Il rencontra,
dans une rue fort étroite, une litière fermée par des rideaux
de velours incarnadin, portée par deux mules blanches et
précédée de zebeks et de chiaoux richement costumés. Il
[20]
se rangea contre le mur pour laisser passer le cortège;
mais il ne put le faire si précipitamment qu'il n'eût le
temps de voir, par l'interstice des courtines, qu'une folle
bouffée d'air souleva, une fort belle dame assise sur des
coussins de brocart d'or. La dame, se fiant sur l'épaisseur
[25]
des rideaux et se croyant à l'abri de tout regard téméraire,
avait relevé son voile à cause de la chaleur. Ce ne fut
qu'un éclair; cependant cela suffit pour faire tourner la
tête du pauvre Mahmoud-Ben-Ahmed: la dame avait le
teint d'une blancheur éblouissante, des sourcils que l'on
[30]
eût pu croire tracés au pinceau, une bouche de grenade
qui en s'entr'ouvrant laissait voir une double file de perles
d'Orient plus fines et plus limpides que celles qui forment
Page 201
les bracelets et le collier de la sultane favorite, un air
agréable et fier, et dans toute sa personne je ne sais quoi
de noble et de royal.
Mahmoud-Ben-Ahmed, comme ébloui de tant de
[5]
perfections, resta longtemps immobile à la même place, et,
oubliant qu'il était sorti pour faire des emplettes, il retourna
chez lui les mains vides, emportant dans son coeur
la radieuse vision.
Toute la nuit il ne songea qu'à la belle inconnue, et dès
[10]
qu'il fut levé il se mit à composer en son honneur une
longue pièce de poésie, où les comparaisons les plus fleuries
et les plus galantes étaient prodiguées.
Ne sachant que faire, sa pièce achevée et transcrite sur
une belle feuille de papyrus avec de belles majuscules en
[15]
encre rouge et des fleurons dorés, il la mit dans sa manche
et sortit pour montrer ce morceau à son ami Abdul, pour
lequel il n'avait aucune pensée secrète.
En se rendant à la maison d'Abdul, il passa devant le
bazar et entra dans la boutique du marchand de parfums
[20]
pour prendre les flacons d'atar-gull. Il y trouva une belle
dame enveloppée d'un long voile blanc qui ne laissait
découvert que l'oeil gauche. Mahmoud-Ben-Ahmed, sur
ce seul oeil gauche, reconnut incontinent la belle dame du
palanquin. Son émotion fut si forte, qu'il fut obligé de
[25]
s'adosser à la muraille.
La dame au voile blanc s'aperçut du trouble de
Mahmoud-Ben-Ahmed, et lui demanda obligeamment ce qu'il
avait et si, par hasard, il se trouvait incommodé.
Le marchand, la dame et Mahmoud-Ben-Ahmed passèrent
[30]
dans l'arrière-boutique. Un petit nègre apporta
sur un plateau un verre d'eau de neige, dont
Mahmoud-Ben-Ahmed but quelques gorgées.
Page 202
«Pourquoi donc ma vue vous a-t-elle causé une si vive
impression?» dit la dame d'un ton de voix fort doux et où
perçait un intérêt assez tendre.
Mahmoud-Ben-Ahmed lui raconta comment il l'avait
[5]
vue près de la mosquée du sultan Hassan à l'instant où les
rideaux de sa litière s'étaient un peu écartés, et que depuis
cet instant il se mourait d'amour pour elle.
«Vraiment, dit la dame, votre passion est née si subitement
que cela? je ne croyais pas que l'amour vînt si vite.
[10]
Je suis effectivement la femme que vous avez rencontrée
hier; je me rendais au bain dans ma litière, et comme la
chaleur était étouffante, j'avais relevé mon voile. Mais
vous m'avez mal vue, et je ne suis pas si belle que vous le
dites.»
[15]
En disant ces mots, elle écarta son voile et découvrit un
visage radieux de beauté, et si parfait, que l'envie n'aurait
pu y trouver le moindre défaut.
Vous pouvez juger quels furent les transports de
Mahmoud-Ben-Ahmed à une telle faveur; il se répandit en
[20]
compliments qui avaient le mérite, bien rare pour des
compliments, d'être parfaitement sincères et de n'avoir
rien d'exagéré. Comme il parlait avec beaucoup de feu
et de véhémence, le papier sur lequel ses vers étaient
transcrits s'échappa de sa manche et roula sur le plancher.
[25]
«Quel est ce papier? dit la dame, l'écriture m'en paraît
fort belle et annonce une main exercée.
--C'est, répondit le jeune homme en rougissant beaucoup,
une pièce de vers que j'ai composée cette nuit, ne
pouvant dormir. J'ai tâché d'y célébrer vos perfections;
[30]
mais la copie est bien loin de l'original, et mes vers n'ont
point les brillants qu'il faut pour célébrer ceux de vos
Yeux.»
Page 203
La jeune dame lut ces vers attentivement, et dit en les
mettant dans sa ceinture:
«Quoiqu'ils contiennent beaucoup de flatteries, ils ne
sont vraiment pas mal tournés.»
[5]
Puis elle ajusta son voile et sortit de la boutique en
laissant tomber avec un accent qui pénétra le coeur de
Mahmoud-Ben-Ahmed:
«Je viens quelquefois, au retour du bain, acheter des
essences et des boites de parfumerie chez Bedredin.»
[10]
Le marchand félicita Mahmoud-Ben-Ahmed de sa
bonne fortune, et, l'emmenant tout au fond de sa boutique,
il lui dit bien bas à l'oreille:
«Cette jeune dame n'est autre que la princesse Ayesha,
fille du calife.»
[15]
Mahmoud-Ben-Ahmed rentra chez lui tout étourdi de
son bonheur et n'osant y croire. Cependant, quelque
modeste qu'il fût, il ne pouvait se dissimuler que la princesse
Ayesha ne l'eût regardé d'un oeil favorable. Le
hasard, ce grand entremetteur, avait été au delà de ses
[20]
plus audacieuses espérances. Combien il se félicita alors
de ne pas avoir cédé aux suggestions de ses amis qui
l'engageaient à prendre femme, et aux portraits séduisants
que lui faisaient les vieilles des jeunes filles à marier qui
ont toujours, comme chacun le sait, des yeux de gazelle,
[25]
une figure de pleine lune, des cheveux plus longs que la
queue d'Al Borack, la jument du Prophète, une bouche
de jaspe rouge, avec une haleine d'ambre gris, et mille
autres perfections qui tombent avec le haïck et le voile
nuptial: comme il fut heureux de se sentir dégagé de tout
[30]
lien vulgaire, et libre de s'abandonner tout entier à sa
nouvelle passion!
Il eut beau s'agiter et se tourner sur son divan, il ne
Page 204
put s'endormir; l'image de la princesse Ayesha, étincelante
comme un oiseau de flamme sur un fond de soleil
couchant, passait et repassait devant ses yeux. Ne pouvant
trouver de repos, il monta dans un de ses cabinets de
[5]
bois de cèdre merveilleusement découpé que l'on applique,
dans les villes d'Orient, aux murailles extérieures des
maisons, afin d'y profiter de la fraîcheur et du courant
d'air qu'une rue ne peut manquer de former; le sommeil
ne lui vint pas encore, car le sommeil est comme le bonheur,
[10]
il fuit quand on le cherche; et, pour calmer ses esprits
par le spectacle d'une nuit sereine, il se rendit avec
son narguilhé sur la plus haute terrasse de son habitation.
L'air frais de la nuit, la beauté du ciel plus pailleté d'or
qu'une robe de péri et dans lequel la lune faisait voir ses
[15]
joues d'argent, comme une sultane pâle d'amour qui se
penche aux treillis de son kiosque, firent du bien à
Mahmoud-Ben-Ahmed, car il était poète, et ne pouvait rester
insensible au magnifique spectacle qui s'offrait à sa vue.
De cette hauteur, la ville du Caire se déployait devant
[20]
lui comme un de ces plans en relief où les giaours retracent
leurs villes fortes. Les terrasses ornées de pots de plantes
grasses, et bariolées de tapis; les places où miroitait l'eau
du Nil, car on était à l'époque de l'inondation; les jardins
d'où jaillissaient des groupes de palmiers, des touffes de
[25]
caroubiers ou de nopals; les iles de maisons coupées de
rues étroites; les coupoles d'étain des mosquées; les minarets
frêles et découpés à jour comme un hochet d'ivoire;
les angles obscurs ou lumineux des palais formaient un
coup d'oeil arrangé à souhait pour le plaisir des yeux.
[30]
Tout au fond, les sables cendrés de la plaine confondaient
leurs teintes avec les couleurs laiteuses du firmament, et
les trois pyramides de Giseh, vaguement ébauchées par
Page 205
un rayon bleuâtre, dessinaient au bord de l'horizon leur
gigantesque triangle de pierre.
Assis sur une pile de carreaux et le corps enveloppé par
les circonvolutions élastiques du tuyau de son narguilhé,
[5]
Mahmoud-Ben-Ahmed tâchait de démêler dans la transparente
obscurité la forme lointaine du palais où dormait
la belle Ayesha. Un silence profond régnait sur ce tableau
qu'on aurait pu croire peint, car aucun souffle,
aucun murmure n'y révélaient la présence d'un être
[10]
vivant: le seul bruit appréciable était celui que faisait la
fumée du narguilhé de Mahmoud-Ben-Ahmed en traversant
la boule de cristal de roche remplie d'eau destinée à
refroidir ses blanches bouffées. Tout d'un coup, un cri
aigu éclata au milieu de ce calme, un cri de détresse suprême,
[15]
comme doit en pousser, au bord de la source, l'antilope
qui sent se poser sur son cou la griffe d'un lion, ou
s'engloutir sa tête dans la gueule d'un crocodile.
Mahmoud-Ben-Ahmed, effrayé par ce cri d'agonie et de
désespoir, se leva d'un seul bond et posa instinctivement la
[20]
main sur le pommeau de son yatagan dont il fit jouer la
lame pour s'assurer qu'elle ne tenait pas au fourreau;
puis il se pencha du côté d'où le bruit avait semblé
partir.
Il démêla fort loin dans l'ombre un groupe étrange, mystérieux,
[25]
composé d'une figure blanche poursuivie par une
meute de figures noires, bizarres et monstrueuses, aux
gestes frénétiques, aux allures désordonnées. L'ombre
blanche semblait voltiger sur la cime des maisons, et
l'intervalle qui la séparait de ses persécuteurs était si peu
[30]
considérable, qu'il était à craindre qu'elle ne fût bientôt
prise si sa course se prolongeait, et qu'aucun événement
ne vint à son secours. Mahmoud-Ben-Ahmed crut d'abord
Page 206
que c'était une péri ayant aux trousses un essaim de
goules mâchant de la chair de mort dans leurs incisives
démesurées, ou de djinns aux ailes flasques, membraneuses,
armées d'ongles comme celles des chauves-souris, et,
[5]
tirant de sa poche son comboloio de graines d'aloès jaspées,
il se mit à réciter, comme préservatif, les quatre-vingt-dix-neuf noms
d'Allah. Il n'était pas au vingtième, qu'il
s'arrêta. Ce n'était pas une péri, un être surnaturel qui
fuyait ainsi en sautant d'une terrasse à l'autre et en
[10]
franchissant les rues de quatre ou cinq pieds de large qui
coupent le bloc compacte des villes orientales, mais bien
une femme; les djinns n'étaient que des zebecks, des chiaoux
et des eunuques acharnés à sa poursuite.
Deux ou trois terrasses et une rue séparaient encore la
[15]
fugitive de la plate-forme où se tenait Mahmoud-Ben-Ahmed,
mais ses forces semblaient la trahir; elle retourna
convulsivement la tête sur l'épaule, et, comme un cheval
épuisé dont l'éperon ouvre le flanc, voyant si près d'elle
le groupe hideux qui la poursuivait, elle mit la rue entre
[20]
elle et ses ennemis d'un bond désespéré.
Elle frôla dans son élan Mahmoud-Ben-Ahmed qu'elle
n'aperçut pas, car la lune s'était voilée, et courut à l'extrémité
de la terrasse qui donnait de ce côté-là sur une
seconde rue plus large que la première. Désespérant de
[25]
la pouvoir sauter, elle eut l'air de chercher des yeux
quelque coin où se blottir, et, avisant un grand vase de marbre,
elle se cacha dedans comme le génie qui rentre dans la
coupe d'un lis.
La troupe furibonde envahit la terrasse avec l'impétuosité
[30]
d'un vol de démons. Leurs faces cuivrées ou noires à
longues moustaches, ou hideusement imberbes, leurs yeux
étincelants, leurs mains crispées agitant des damas et des
Page 207
kandjars, la fureur empreinte sur leurs physionomies basses
et féroces, causèrent un mouvement d'effroi à Mahmoud-Ben-Ahmed,
quoiqu'il fût brave de sa personne et habile
au maniement des armes. Ils parcoururent de l'oeil la
[5]
terrasse vide, et n'y voyant pas la fugitive, ils pensèrent
sans doute qu'elle avait franchi la seconde rue, et ils
continuèrent leur poursuite sans faire autrement attention à
Mahmoud-Ben-Ahmed.
Quand le cliquetis de leurs armes et le bruit de leurs
[10]
babouches sur les dalles des terrasses se fut éteint dans
l'éloignement, la fugitive commença à lever par-dessus les
bords du vase sa jolie tête pâle, et promena autour d'elle
des regards d'antilope effrayée, puis elle sortit ses épaules
et se mit debout, charmant pistil de cette grande fleur de
[15]
marbre; n'apercevant plus que Mahmoud-Ben-Ahmed qui
lui souriait et lui faisait signe qu'elle n'avait rien à craindre,
elle s'élança hors du vase et vint vers le jeune homme
avec une attitude humble et des bras suppliants.
«Par grâce, par pitié, seigneur, sauvez-moi, cachez-moi
[20]
dans le coin le plus obscur de votre maison, dérobez-moi
à ces démons qui me poursuivent.»
Mahmoud-Ben-Ahmed la prit par la main, la conduisit
à l'escalier de la terrasse dont il ferma la trappe avec soin,
et la mena dans sa chambre. Quand il eut allumé la
[25]
lampe, il vit que la fugitive était jeune, il l'avait déjà
deviné au timbre argentin de sa voix, et fort jolie, ce qui
ne l'étonna pas; car à la lueur des étoiles, il avait distingué
sa taille élégante. Elle paraissait avoir quinze ans tout
au plus. Son extrême pâleur faisait ressortir ses grands
[30]
yeux noirs en amande, dont les coins se prolongeaient
jusqu'aux tempes; son nez mince et délicat donnait beaucoup
de noblesse à son profil, qui aurait pu faire envie
Page 208
aux plus belles filles de Chio ou de Chypre, et rivaliser
avec la beauté de marbre des idoles adorées par les vieux
païens grecs. Son cou était charmant et d'une blancheur
parfaite; seulement, sur sa nuque, on voyait une légère
[5]
raie de pourpre mince comme un cheveu ou comme le
plus délié fil de soie, quelques petites gouttelettes de sang
sortaient de cette ligne rouge. Ses vêtements étaient
simples et se composaient d'une veste passementée de
soie, de pantalons de mousseline et d'une ceinture bariolée;
[10]
sa poitrine se levait et s'abaissait sous sa tunique de gaze
rayée, car elle était encore hors d'haleine et à peine remise
de son effroi.
Lorsqu'elle fut un peu reposée et rassurée, elle s'agenouilla
devant Mahmoud-Ben-Ahmed et lui raconta son
[15]
histoire en fort bons termes: «J'étais esclave dans le
sérail du riche Abu-Becker, et j'ai commis la faute de
remettre à la sultane favorite un sélam ou lettre de fleurs
envoyée par un jeune émir de la plus belle mine avec qui
elle entretenait un commerce amoureux. Abu-Becker,
[20]
ayant surpris le sélam, est entré dans une fureur horrible,
a fait enfermer sa sultane favorite dans un sac de cuir avec
deux chats, l'a fait jeter à l'eau et m'a condamnée à avoir
la tête tranchée. Le Kislar-agassi fut chargé de cette
exécution; mais, profitant de l'effroi et du désordre qu'avait
[25]
causé dans le sérail le châtiment terrible infligé à la pauvre
Nourmahal, et trouvant ouverte la trappe de la terrasse,
je me sauvai. Ma fuite fut aperçue, et bientôt les eunuques
noirs, les zebecs et les Albanais au service de mon
maître se mirent à ma poursuite. L'un d'eux, Mesrour,
[30]
dont j'ai toujours repoussé les prétentions, m'a talonné de
si près avec son damas brandi, qu'il a bien manqué de
m'atteindre; une fois même j'ai senti le fil de son sabre
Page 209
effleurer ma peau, et c'est alors que j'ai poussé ce cri
terrible que vous avez dû entendre, car je vous avoue que
j'ai cru que ma dernière heure était arrivée; mais Dieu
est Dieu et Mahomet est son prophète; l'ange Asraël
[5]
n'était pas encore prêt à m'emporter vers le pont d'Alsirat.
Maintenant je n'ai plus d'espoir qu'en vous. Abu-Becker
est puissant, il me fera chercher, et s'il peut me reprendre,
Mesrour aurait cette fois la main plus sûre, et son damas
ne se contenterait pas de m'effleurer le cou, dit-elle en
[10]
souriant, et en passant la main sur l'imperceptible raie
rose tracée par le sabre du zebec. Acceptez-moi pour
votre esclave, je vous consacrerai une vie que je vous dois.
Vous trouverez toujours mon épaule pour appuyer votre
coude, et ma chevelure pour essuyer la poudre de vos
[15]
sandales.»
Mahmoud-Ben-Ahmed était fort compatissant de sa
nature, comme tous les gens qui ont étudié les lettres et
la poésie. Leila, tel était le nom de l'esclave fugitive,
s'exprimait en termes choisis; elle était jeune, belle, et
[20]
n'eût-elle été rien de tout cela, l'humanité eût défendu de
la renvoyer. Mahmoud-Ben-Ahmed montra à la jeune
esclave un tapis de Perse, des carreaux de soie dans l'angle
de la chambre, et sur le rebord de l'estrade une petite collation
de dattes, de cédrats confits et de conserves de roses
[25]
de Constantinople, à laquelle, distrait par ses pensées, il
n'avait pas touché lui-même, et de plus, deux pots à rafraîchir
l'eau, en terre poreuse de Thèbes, posés dans des
soucoupes de porcelaine de Japon et couverts d'une
transpiration perlée. Ayant ainsi provisoirement installé
[30]
Leila, il remonta sur sa terrasse pour achever son narguilhé
et trouver la dernière assonance du ghazel qu'il composait
en l'honneur de la princesse Ayesha, ghazel où les lis d'Iran,
Page 210
les fleurs du Gulistan, les étoiles et toutes les constellations
célestes se disputaient pour entrer.
Le lendemain, Mahmoud-Ben-Ahmed, dès que le jour
parut, fit cette réflexion qu'il n'avait pas de sachet de
[5]
benjoin, qu'il manquait de civette, et que la bourse de
soie brochée d'or et constellée de paillettes, où il serrait
son latakié, était éraillée et demandait à être remplacée
par une autre plus riche et de meilleur goût. Ayant à
peine pris le temps de faire ses ablutions et de réciter sa
[10]
prière en se tournant du côté de l'orient, il sortit de sa
maison après avoir recopié sa poésie et l'avoir mise dans
sa manche comme la première fois, non pas dans l'intention
de la montrer à son ami Abdul, mais pour la remettre
à la princesse Ayesha en personne, dans le cas où il la
[15]
rencontrerait au bazar, dans la boutique de Bedredin.
Le muezzin, perché sur le balcon du minaret, annonçait
seulement la cinquième heure; il n'y avait dans les rues
que les fellahs, poussant devant eux leurs ânes chargés de
pastèques, de régimes de dattes, de poules liées par les
[20]
pattes, et de moitiés de moutons qu'ils portaient au marché.
Il fut dans le quartier où était situé le palais d'Ayesha,
mais il ne vit rien que des murailles crénelées et blanchies
à la chaux. Rien ne paraissait aux trois ou quatre petites
fenêtres obstruées de treillis de bois à mailles étroites, qui
[25]
permettaient aux gens de la maison de voir ce qui se
passait dans la rue, mais ne laissaient aucun espoir aux
regards indiscrets et aux curieux du dehors. Les palais
orientaux, à l'envers des palais du Franquistan, réservent
leurs magnificences pour l'intérieur et tournent, pour ainsi
[30]
dire, le dos au passant. Mahmoud-Ben-Ahmed ne retira
donc pas grand fruit de ses investigations. Il vit entrer
et sortir deux ou trois esclaves noirs, richement habillés,
Page 211
et dont la mine insolente et fière prouvait la conscience
d'appartenir à une maison considérable et à une personne
de la plus haute qualité. Notre amoureux, en regardant
ces épaisses murailles, fit de vains efforts pour découvrir
[5]
de quel côté se trouvaient les appartements d'Ayesha. Il
ne put y parvenir: la grande porte, formée par un arc
découpé en coeur, était murée au fond, ne donnait accès
dans la cour que par une porte latérale, et ne permettait
pas au regard d'y pénétrer. Mahmoud-Ben-Ahmed fut
[10]
obligé de se retirer sans avoir fait aucune découverte;
l'heure s'avançait et il aurait pu être remarqué. Il se
rendit donc chez Bedredin, auquel il fit, pour se le rendre
favorable, des emplettes assez considérables d'objets dont
il n'avait aucun besoin. Il s'assit dans la boutique,
[15]
questionna le marchand, s'enquit de son commerce, s'il
s'était heureusement défait des soieries et des tapis apportés
par la dernière caravane d'Alep, si ses vaisseaux
étaient arrivés au port sans avaries; bref, il fit toutes les
lâchetés habituelles aux amoureux; il espérait toujours
[20]
voir paraître Ayesha; mais il fut trompé dans son attente:
elle ne vint pas ce jour-là. Il s'en retourna chez lui, le
coeur gros, l'appelant déjà cruelle et perfide, comme si
effectivement elle lui eût promis de se trouver chez Bedredin
et qu'elle lui eût manqué de parole.
[25]
En rentrant dans sa chambre, il mit ses babouches dans
la niche de marbre sculpté, creusée à côté de la porte pour
cet usage; il ôta le caftan d'étoffe précieuse qu'il avait
endossé dans l'idée rehausser sa bonne mine et de
paraître avec tous ses avantages aux yeux d'Ayesha, et
[30]
s'étendit sur son divan dans un affaissement voisin du
désespoir. Il lui semblait que tout était perdu, que le
monde allait finir, et il se plaignait amèrement de la
Page 212
fatalité; le tout, pour ne pas avoir rencontré, ainsi qu'il
l'espérait, une femme qu'il ne connaissait pas deux jours
auparavant.
Comme il avait fermé les yeux de son corps pour mieux
[5]
voir le rêve de son âme, il sentit un vent léger lui rafraîchir
le front; il souleva ses paupières, et vit, assise à côté de
lui, par terre, Leila qui agitait un de ces petits pavillons
d'écorce de palmier, qui servent, en Orient, d'éventail et
de chasse-mouche. Il l'avait complètement oubliée.
[10]
«Qu'avez-vous, mon cher seigneur? dit-elle d'une voix
perlée et mélodieuse comme de la musique. Vous ne
paraissez pas jouir de votre tranquillité d'esprit; quelque
souci vous tourmente. S'il était au pouvoir de votre
esclave de dissiper ce nuage de tristesse qui voile votre
[15]
front, elle s'estimerait la plus heureuse femme du monde,
et ne porterait pas envie à la sultane Ayesha elle-même,
quelque belle et quelque riche qu'elle soit.»
Ce nom fit tressaillir Mahmoud-Ben-Ahmed sur son
divan, comme un malade dont on touche la plaie par
[20]
hasard; il se souleva un peu et jeta un regard inquisiteur
sur Leila, dont la physionomie était la plus calme du
monde et n'exprimait rien autre chose qu'une tendre
sollicitude. Il rougit cependant comme s'il avait été
surpris dans le secret de sa passion. Leila, sans faire
[25]
attention à cette rougeur délatrice et significative,
continua à offrir ses consolations à son nouveau maître:
«Que puis-je faire pour éloigner de votre esprit les
sombres idées qui l'obsèdent? un peu de musique dissiperait
peut-être cette mélancolie. Une vieille esclave qui
[30]
avait été odalisque de l'ancien sultan m'a appris les secrets
de la composition; je puis improviser des vers et m'accompagner
de la guzla!»
Page 213
En disant ces mots, elle détacha du mur la guzla au
ventre de citronnier, côtelé d'ivoire, au manche incrusté
de nacre, de burgau et d'ébène, et joua d'abord avec une
rare perfection la tarabuca et quelques autres airs arabes.
[5]
La justesse de la voix et la douceur de la musique eussent,
en toute autre occasion, réjoui Mahmoud-Ben-Ahmed,
qui était fort sensible aux agréments des vers et
de l'harmonie; mais il avait le cerveau et le coeur si
préoccupés de la dame qu'il avait vue chez Bedredin, qu'il ne
[10]
fit aucune attention aux chansons de Leila.
Le lendemain, plus heureux que la veille, il rencontra
Ayesha dans la boutique de Bedredin. Vous décrire sa
joie serait une entreprise impossible; ceux qui ont été
amoureux peuvent seuls la comprendre. Il resta un
[15]
moment sans voix, sans haleine, un nuage dans les yeux.
Ayesha, qui vit son émotion, lui en sut gré et lui adressa
la parole avec beaucoup d'affabilité; car rien ne flatte les
personnes de haute naissance comme le trouble qu'elles
inspirent. Mahmoud-Ben-Ahmed, revenu à lui, fit tous
[20]
ses efforts pour être agréable, et comme il était jeune, de
belle apparence, qu'il avait étudié la poésie et s'exprimait
dans les termes les plus élégants, il crut s'apercevoir qu'il
ne déplaisait point, et il s'enhardit à demander un rendez-vous
à la princesse dans un lieu plus propice et plus sûr
[25]
que la boutique de Bedredin.
«Je sais, lui dit-il, que je suis tout au plus bon pour être
la poussière de votre chemin, que la distance de vous à
moi ne pourrait être parcourue en mille ans par un cheval
de la race du prophète toujours lancé au galop; mais
[30]
l'amour rend audacieux, et la chenille éprise de la rose ne
saurait s'empêcher d'avouer son amour.»
Ayesha écouta tout cela sans le moindre signe de
Page 214
courroux, et, fixant sur Mahmoud-Ben-Ahmed des yeux
chargés de langueur, elle lui dit:
«Trouvez-vous demain à l'heure de la prière dans la
mosquée du sultan Hassan, sous la troisième lampe; vous
[5]
y rencontrerez un esclave noir vêtu de damas jaune. Il
marchera devant vous, et vous le suivrez.»
Cela dit, elle ramena son voile sur sa figure et sortit.
Notre amoureux n'eut garde de manquer au rendez-vous:
il se planta sous la troisième lampe, n'osant s'en
[10]
écarter de peur de ne pas être trouvé par l'esclave noir,
qui n'était pas encore à son poste. Il est vrai que
Mahmoud-Ben-Ahmed avait devancé de deux heures le moment
indiqué. Enfin, il vit paraître le nègre vêtu de damas jaune;
il vint droit au pilier contre lequel Mahmoud-Ben-Ahmed
[15]
se tenait debout. L'esclave l'ayant regardé attentivement,
lui fit un signe imperceptible pour l'engager à le suivre.
Ils sortirent tous deux de la mosquée. Le noir marchait
d'un pas rapide, fit faire à Mahmoud-Ben-Ahmed une
infinité de détours à travers l'écheveau embrouillé et
[20]
compliqué des rues du Caire. Notre jeune homme une
fois voulut adresser la parole à son guide; mais celui-ci,
ouvrant sa large bouche meublée de dents aiguës et
blanches, lui fit voir que sa langue avait été coupée
jusqu'aux racines. Ainsi il lui eût été difficile de
[25]
commettre des indiscrétions.
Enfin ils arrivèrent dans un endroit de la ville tout à
fait désert et que Mahmoud-Ben-Ahmed ne connaissait
pas, quoiqu'il fût natif du Caire et qu'il crût en connaître
tous les quartiers: le muet s'arrêta devant un mur blanchi
[30]
à la chaux, où il n'y avait pas apparence de porte. Il
compta six pas à partir de l'angle du mur, et chercha avec
beaucoup d'attention un ressort sans doute caché dans
Page 215
l'interstice des pierres. L'ayant trouvé, il pressa la détente,
une colonne tourna sur elle-même, et laissa voir un passage
sombre, étroit, où le muet s'engagea, suivi de
Mahmoud-Ben-Ahmed. Ils descendirent d'abord plus de cent
[5]
marches, et suivirent ensuite un corridor obscur d'une
longueur interminable. Mahmoud-Ben-Ahmed, en tâtant
les murs, reconnut qu'ils étaient de roche vive, sculptés
d'hiéroglyphes en creux et comprit qu'il était dans les
couloirs souterrains d'une ancienne nécropole égyptienne
[10]
dont on avait profité pour établir cette issue secrète. Au
bout du corridor, dans un grand éloignement, scintillaient
quelques lueurs de jour bleuâtre. Ce jour passait à travers
des dentelles d'une sculpture évidée faisant partie de la
salle où le corridor aboutissait. Le muet poussa un autre
[15]
ressort, et Mahmoud-Ben-Ahmed se trouva dans une
salle dallée de marbre blanc, avec un bassin et un jet
d'eau au milieu, des colonnes d'albâtre, des murs revêtus
de mosaïques de verre, de sentences du Coran entremêlées
de fleurs et d'ornements, et couverte par une voûte
[20]
sculptée, fouillée, travaillée comme l'intérieur d'une ruche
ou d'une grotte à stalactites, d'énormes pivoines écarlates
posées dans d'énormes vases mauresques de porcelaine
blanche et bleue complétaient la décoration. Sur une
estrade garnie de coussins, espèce d'alcôve pratiquée dans
[25]
l'épaisseur du mur, était assise la princesse Ayesha, sans
voile, radieuse, et surpassant en beauté les houris du
quatrième ciel.
«Eh bien! Mahmoud-Ben-Ahmed, avez-vous fait d'autres
vers en mon honneur?» lui dit-elle du ton le plus
[30]
gracieux en lui faisant signe de s'asseoir.
Mahmoud-Ben-Ahmed se jeta aux genoux d'Ayesha et
tira son papyrus de sa manche, et lui récita son ghazel
Page 216
du ton le plus passionné; c'était vraiment un remarquable
morceau de poésie. Pendant qu'il lisait, les joues de la
princesse s'éclairaient et se coloraient comme une lampe
d'albâtre que l'on vient d'allumer. Ses yeux étoilaient et
[5]
lançaient des rayons d'une clarté extraordinaire, son corps
devenait comme transparent, sur ses épaules frémissantes
s'ébauchaient vaguement des ailes de papillon.
Malheureusement Mahmoud-Ben-Ahmed, trop occupé de la
lecture de sa pièce de vers, ne leva pas les yeux et ne
[10]
s'aperçut pas de la métamorphose qui s'était opérée.
Quand il eut achevé, il n'avait plus devant lui que la
princesse Ayesha qui le regardait en souriant d'un air
ironique.
Comme tous les poètes, trop occupés de leurs propres
[15]
créations, Mahmoud-Ben-Ahmed avait oublié que les
plus beaux vers ne valent pas une parole sincère, un regard
illuminé par la clarté de l'amour.--Les péris sont comme
les femmes, il faut les deviner et les prendre juste au
moment où elles vont remonter aux cieux pour n'en plus
[20]
descendre.--L'occasion doit être saisie par la boucle
de cheveux qui lui pend sur le front, et les esprits de
l'air par leurs ailes. C'est ainsi qu'on peut s'en rendre
maître.
«Vraiment, Mahmoud-Ben-Ahmed, vous avez un talent
[25]
de poète des plus rares, et vos vers méritent d'être affichés
à la porte des mosquées, écrits en lettres d'or, à côté des
plus célèbres productions de Ferdoussi, de Saadi et d'Ibnn-Ben-Omaz.
C'est dommage qu'absorbé par la perfection
de vos rimes allitérées, vous ne m'avez pas regardée tout
[30]
à l'heure, vous auriez vu... ce que vous ne reverrez
peut-être jamais plus. Votre voeu le plus cher s'est accompli
devant vous sans que vous vous en soyez aperçu.
Page 217
Adieu, Mahmoud-Ben-Ahmed, qui ne vouliez aimer
qu'une péri.»
Là-dessus Ayesha se leva d'un air tout à fait majestueux,
souleva une portière de brocart d'or et disparut.
[5]
Le muet vint reprendre Mahmoud-Ben-Ahmed, et le
reconduisit par le même chemin jusqu'à l'endroit où il
l'avait pris. Mahmoud-Ben-Ahmed, affligé et surpris
d'avoir été ainsi congédié, ne savait que penser et se
perdait dans ses réflexions, sans pouvoir trouver de motif à
[10]
la brusque sortie de la princesse: il finit par l'attribuer à un
caprice de femme qui changerait à la première occasion;
mais il eut beau aller chez Bedredin acheter du benjoin et
des peaux de civette, il ne rencontra plus la princesse
Ayesha; il fit un nombre infini de stations près du troisième
[15]
pilier de la mosquée du sultan Hassan, il ne vit plus
reparaître le noir vêtu de damas jaune, ce qui le jeta dans une
noire et profonde mélancolie.
Leila s'ingéniait à mille inventions pour le distraire:
elle lui jouait de la guzla; elle lui récitait des histoires
[20]
merveilleuses; ornait sa chambre de bouquets dont les
couleurs étaient si bien mariées et diversifiées, que la vue
en était aussi réjouie que l'odorat; quelquefois même elle
dansait devant lui avec autant de souplesse et de grâce
que l'almée la plus habile; tout autre que Mahmoud-Ben-Ahmed
[25]
eût été touché de tant de prévenances et d'attentions;
mais il avait la tête ailleurs, et le désir de retrouver
Ayesha ne lui laissait aucun repos. Il avait été bien
souvent errer à l'entour du palais de la princesse; mais il
n'avait jamais pu l'apercevoir; rien ne se montrait derrière
[30]
les treillis exactement fermés; le palais était comme
un tombeau.
Son ami Abdul-Maleck, alarmé de son état, venait le
Page 218
visiter souvent et ne pouvait s'empêcher de remarquer
les grâces et la beauté de Leila, qui égalaient pour le
moins celles de la princesse Ayesha, si même elles ne les
dépassaient, et s'étonnait de l'aveuglement de
[5]
Mahmoud-Ben-Ahmed; et s'il n'eût craint de violer les saintes lois
de l'amitié, il eût pris volontiers la jeune esclave pour
femme. Cependant, sans rien perdre de sa beauté, Leila
devenait chaque jour plus pâle; ses grands yeux s'alanguissaient;
les rougeurs de l'aurore faisaient place sur ses
[10]
joues aux pâleurs du clair de lune. Un jour
Mahmoud-Ben-Ahmed s'aperçut qu'elle avait pleuré, et lui en
demanda la cause:
«O mon cher seigneur, je n'oserais jamais vous la dire:
moi, pauvre esclave recueillie par pitié, je vous aime; mais
[15]
que suis-je à vos yeux? je sais que vous avez formé le voeu
de n'aimer qu'une péri ou qu'une sultane: d'autres se
contenteraient d'être aimés sincèrement par un coeur
jeune et pur et ne s'inquiéteraient pas de la fille du calife
ou de la reine des génies: regardez-moi, j'ai eu quinze
[20]
ans hier, je suis peut-être aussi belle que cette Ayesha
dont vous parlez tout haut en rêvant; il est vrai qu'on ne
voit pas briller sur mon front l'escarboucle magique, ou
l'aigrette de plume de héron; je ne marche pas accompagnée
de soldats aux mousquets incrustés d'argent et de
[25]
corail. Mais cependant je sais chanter, improviser sur la
guzla, je danse comme Emineh elle-même, je suis pour
vous comme une soeur dévouée, que faut-il donc pour
toucher votre coeur?»
Mahmoud-Ben-Ahmed, en entendant ainsi parler Leila,
[30]
sentait son coeur se troubler; cependant il ne disait rien
et semblait en proie à une profonde méditation. Deux
résolutions contraires se disputaient son âme: d'une part,
Page 219
il lui en coûtait de renoncer à son rêve favori; de l'autre,
il se disait qu'il serait bien fou de s'attacher à une femme
qui s'était jouée de lui et l'avait quitté avec des paroles
railleuses, lorsqu'il avait dans sa maison, en jeunesse et
[5]
en beauté, au moins l'équivalent de ce qu'il perdait.
Leila, comme attendant son arrêt, se tenait agenouillée,
et deux larmes coulaient silencieusement sur la figure pâle
de la pauvre enfant.
«Ah! pourquoi le sabre de Mesrour n'a-t-il pas achevé
[10]
ce qu'il avait commencé!» dit-elle en portant la main à
son cou frêle et blanc.
Touché de cet accent de douleur, Mahmoud-Ben-Ahmed
releva la jeune esclave et déposa un baiser sur son
front.
[15]
Leila redressa la tête comme une colombe caressée, et,
se posant devant Mahmoud-Ben-Ahmed, lui prit les
mains, et lui dit:
«Regardez-moi bien attentivement; ne trouvez-vous
pas que je ressemble fort à quelqu'un de votre
[20]
connaissance?»
Mahmoud-Ben-Ahmed ne put retenir un cri de surprise:
«C'est la même figure, les mêmes yeux, tous les traits
en un mot de la princesse Ayesha. Comment se fait-il
que je n'aie pas remarqué cette ressemblance plus
[25]
tôt?
--Vous n'aviez jusqu'à présent laissé tomber sur votre
pauvre esclave qu'un regard fort distrait, répondit Leila
la péri se charge de la remplacer. Je serai Leila pour tous,
et péri pour vous seul; car je veux votre bonheur, et le
monde ne vous pardonnerait pas de jouir d'une félicité
Page 221
supérieure à la sienne. Toute fée que je sois, c'est tout au
plus si je pourrais vous défendre contre l'envie et la
méchanceté des hommes.»
Ces conditions furent acceptées avec transport par
[5]
Mahmoud-Ben-Ahmed, et les noces furent faites comme
s'il eût épousé réellement la petite Leila.
Page 222
BALZAC
UN DRAME AU BORD DE LA MER
A Madame la Princesse Caroline Gallitzin de Genthod
née Comtesse Walewska
Hommage et souvenir de l'auteur
Les jeunes gens ont presque tous un compas avec lequel
ils se plaisent à mesurer l'avenir; quand leur volonté
s'accorde avec la hardiesse de l'angle qu'ils ouvrent, le
monde est à eux. Mais ce phénomène de la vie morale
[5]
n'a lieu qu'à un certain âge. Cet âge, qui, pour tous les
hommes, se trouve entre vingt-deux et vingt-huit ans, est
celui des grandes pensées, l'âge des conceptions premières,
parce qu'il est l'âge des immenses désirs, l'âge où l'on ne
doute de rien: qui dit doute, dit impuissance. Après cet
[10]
âge rapide comme une semaison, vient celui de l'exécution.
Il est en quelque sorte deux jeunesses, la jeunesse
durant laquelle on croit, la jeunesse pendant laquelle
on agit; souvent elles se confondent chez les hommes
que la nature a favorisés, et qui sont, comme César,
[15]
Newton et Bonaparte, les plus grands parmi les grands
hommes.
Je mesurais ce qu'une pensée veut de temps pour se
développer; et, mon compas à la main, debout sur un
rocher, à cent toises au-dessus de l'Océan, dont les lames
[20]
se jouaient dans les brisants, j'arpentais mon avenir en le
meublant d'ouvrages, comme un ingénieur qui, sur un
terrain vide, trace des forteresses et des palais. La mer
Page 223
était belle, je venais de m'habiller après avoir nagé.
J'attendais Pauline, mon ange gardien, qui se baignait dans
une cuve granit pleine d'un sable fin, la plus coquette
baignoire que la nature ait dessinée pour ses fées marines.
[5]
Nous étions à l'extrémité du Croisic, une mignonne
presqu'île de la Bretagne; nous étions loin du port, dans un
endroit que le fisc a jugé tellement inabordable, que le
douanier n'y passe presque jamais. Nager dans les airs
après avoir nagé dans la mer! ah! qui n'aurait nagé dans
[10]
l'avenir? Pourquoi pensais-je? pourquoi vient un mal?
qui le sait? Les idées vous tombent au coeur ou à la tête
sans vous consulter. Nulle courtisane ne fut plus fantasque
ni plus impérieuse que ne l'est la conception pour les
artistes; il faut la prendre comme la fortune, à pleins
[15]
cheveux, quand elle vient. Grimpé sur ma pensée comme
Astolphe sur son hippogriffe, je chevauchais donc à travers
le monde, en y disposant de tout à mon gré. Quand
je voulus chercher autour de moi quelque présage pour
les audacieuses constructions que ma folle imagination me
[20]
conseillait d'entreprendre, un joli cri, le cri d'une femme
qui sort d'un bain, ranimée, joyeuse, domina le murmure
des franges incessamment mobiles que dessinaient le flux
et le reflux sur les découpures de la côte. En entendant
cette note jaillie de l'âme, je crus avoir vu dans les
[25]
rochers le pied d'un ange qui, déployant ses ailes, s'était
écrié:--Tu réussiras! Je descendis, radieux, léger; je
descendis en bondissant comme un caillou jeté sur une
pente rapide. Quand elle me vit, elle me dit:--Qu'as-tu?
Je ne répondis pas, mes yeux se mouillèrent. La
[30]
veille, Pauline avait compris mes douleurs, comme elle
comprenait en ce moment mes joies, avec la sensibilité
magique d'une harpe qui obéit aux variations de
Page 224
l'atmosphère. La vie humaine a de beaux moments! Nous
allâmes en silence le long des grèves. Le ciel était sans
nuages, la mer était sans rides; d'autres n'y eussent vu
que deux steppes bleus l'un sur l'autre; mais nous, nous
[5]
qui nous entendions sans avoir besoin de la parole, nous
qui pouvions faire jouer entre ces deux langes de l'infini
les illusions avec lesquelles on se repaît au jeune âge, nous
nous serrions la main au moindre changement que présentaient,
soit la nappe d'eau, soit les nappes de l'air, car
[10]
nous prenions ces légers phénomènes pour des traductions
matérielles de notre double pensée. Qui n'a pas savouré
dans les plaisirs ce moment de joie illimitée où l'âme semble
s'être débarrassée des liens de la chair, et se trouver
comme rendue au monde d'où elle vient? Le plaisir n'est
[15]
pas notre seul guide en ces régions. N'est-il pas des heures
où les sentiments s'enlacent d'eux-mêmes et s'y élancent,
comme souvent deux enfants se prennent par la main et se
mettent à courir sans savoir pourquoi? Nous allions ainsi.
Au moment où les toits de la ville apparurent à l'horizon
[20]
en y traçant une ligne grisâtre, nous rencontrâmes
un pauvre pêcheur qui retournait au Croisic; ses pieds
étaient nus, son pantalon de toile était déchiqueté par le
bas, troué, mal raccommodé: puis, il avait une chemise
de toile à voile, de mauvaises bretelles en lisière, et pour
[25]
veste un haillon. Cette misère nous fit mal, comme si
c'eût été quelque dissonance au milieu de nos harmonies.
Nous nous regardâmes pour nous plaindre l'un à l'autre
de ne pas avoir en ce moment le pouvoir de puiser dans les
trésors d'Aboul-Casem. Nous aperçûmes un superbe
[30]
homard et une araignée de mer accrochés à une cordelette
que le pêcheur balançait dans sa main droite, tandis
que de l'autre il maintenait ses agrès et ses engins. Nous
Page 225
l'accostâmes, dans l'intention de lui acheter sa pêche, idée
qui nous vint à tous deux et qui s'exprima dans un sourire
auquel je répondis par une légère pression du bras que je
tenais et que je ramenai près de mon coeur. C'est de ces
[5]
riens dont plus tard le souvenir fait des poèmes, quand
auprès du feu nous nous rappelons l'heure où ce rien nous
a émus, le lieu où ce fut, et ce mirage dont les effets n'ont
pas encore été constatés, mais qui s'exerce souvent sur les
objets qui nous entourent dans les moments où la vie est
[10]
légère et où nos coeurs sont pleins. Les sites les plus
beaux ne sont que ce que nous les faisons. Quel homme
un peu poète n'a dans ses souvenirs un quartier de roche
qui tient plus de place que n'en ont pris les plus célèbres
aspects de pays cherchés à grands frais! Près de ce
[15]
rocher, de tumultueuses pensées; là, toute une vie employée;
là, des craintes dissipées; là, des rayons d'espérance
sont descendus dans l'âme. En ce moment, le soleil,
sympathisant avec ces pensées d'amour ou d'avenir, a
jeté sur les flancs fauves de cette roche une lueur ardente;
[20]
quelques fleurs des montagnes attiraient l'attention; le
calme et le silence grandissaient cette anfractuosité sombre
en réalité, colorée par le rêveur; alors elle était belle
avec ses maigres végétations, ses camomilles chaudes, ses
cheveux de Vénus aux feuilles veloutées. Fête prolongée,
[25]
décorations magnifiques, heureuse exaltation des forces
humaines! Une fois déjà le lac de Bienne, vu de l'île
Saint-Pierre, m'avait ainsi parlé; le rocher du Croisic
sera peut-être la dernière de ces joies. Mais alors, que
deviendra Pauline?
[30]
--Vous avez fait une belle pêche ce matin, mon brave
homme? dis-je au pêcheur.
--Oui, monsieur, répondit-il en s'arrêtant et en nous
Page 226
montrant la figure bistrée des gens qui restent pendant
des heures entières exposés à la réverbération du soleil
sur l'eau.
Ce visage annonçait une longue résignation, la patience
[5]
du pêcheur et ses moeurs douces. Cet homme avait une
voix sans rudesse, des lèvres bonnes, nulle ambition, je ne
sais quoi de grêle, de chétif. Toute autre physionomie
nous aurait déplu.
--Où allez-vous vendre ça?
[10]
--A la ville.
--Combien vous payera-t-on le homard?
--Quinze sous.
--L'araignée?
--Vingt sous.
[15]
--Pourquoi tant de différence entre le homard et
l'araignée?
--Monsieur, l'araignée (il la nommait
iraigne
) est bien
plus délicate! puis, elle est maligne comme un smge, et se
laisse rarement prendre.
[20]
--Voulez-vous nous donner le tout pour cent sous? dit
Pauline.
L'homme resta pétrifié.
--Vous ne l'aurez pas! dis-je en riant, j'en donne dix
francs. Il faut savoir payer les émotions ce qu'elles valent.
[25]
--Eh bien, répondit-elle, je l'aurai! j'en donne dix
francs deux sous.
--Dix sous.
--Douze francs.
--Quinze francs.
[30]
-Quinze francs cinquante centimes, dit-elle.
--Cent francs.
--Cent cinquante.
Page 227
Je m'inclinai. Nous n'étions pas en ce moment assez
riches pour pousser plus haut cette enchère. Notre pauvre
pêcheur ne savait pas s'il devait se fâcher d'une mystification
ou se livrer à la joie; nous le tirâmes de peine en lui
[5]
donnant le nom de notre hôtesse, et en lui recommandant
de porter chez elle le homard et l'araignée.
--Gagnez-vous votre vie? lui demandai-je, pour savoir
à quelle cause devait être attribué son dénûment.
--Avec bien de la peine et en souffrant bien des misères,
[10]
me dit-il. La pêche au bord de la mer, quand on n'a ni
barque ni filets, et qu'on ne peut la faire qu'aux engins ou
à la ligne, est un chanceux métier. Voyez-vous, il faut y
attendre le poisson ou le coquillage, tandis que les grands
pêcheurs vont le chercher en pleine mer. Il est si difficile
[15]
de gagner sa vie ainsi, que je suis le seul qui pêche à
la côte. Je passe des journées entières sans rien rapporter.
Pour attraper quelque chose, il faut qu'une iraigne
se soit oubliée à dormir comme celle-ci, ou qu'un homard
soit assez étourdi pour rester dans les rochers. Quelquefois
[20]
il y vient des lubines après la haute mer, alors je les
empoigne.
--Enfin, l'un portant l'autre, que gagnez-vous par jour?
--Onze à douze sous. Je m'en tirerais, si j'étais seul,
mais j'ai mon père à nourrir, et le bonhomme ne peut pas
[25]
m'aider, il est aveugle.
A cette phrase, prononcée simplement, nous nous regardâmes,
Pauline et moi, sans mot dire.
--Vous avez une femme ou quelque bonne amie?
Il nous jeta l'un des plus déplorables regards que j'aie
[30]
vus, en répondant:--Si j'avais une femme, il faudrait
donc abandonner mon père; je ne pourrais pas le nourrir
et nourrir encore une femme et des enfants.
Page 228
~-Eh bien! mon pauvre garçon, comment ne cherchez-vous
pas à gagner davantage en portant du sel sur le port
ou en travaillant aux marais salants?
--Ah! monsieur, je ne ferais pas ce métier pendant
[5]
trois mois. Je ne suis pas assez fort, et si je mourais, mon
père serait à la mendicité. Il me fallait un métier qui ne
voulût qu'un peu d'adresse et beaucoup de patience.
--Eh comment deux personnes peuvent-elles vivre
avec douze sous par jour?
[10]
--Oh! monsieur, nous mangeons des galettes de sarrasin
et des bernicles que je détache des rochers.
~ Quel âge avez-vous donc?
~ Trente-sept ans.
~ Êtes-vous sorti d'ici?
[15]
~ Je suis allé une fois à Guérande pour tirer à la milice,
et suis allé à Savenay pour me faire voir à des messieurs
qui m'ont mesuré. Si j'avais eu un pouce de plus, j'étais
soldat. Je serais crevé à la première fatigue, et mon
pauvre père demanderait aujourd'hui la charité.
[20]
J'avais bien pensé des drames; Pauline était habituée à
de grandes émotions, près d'un homme souffrant comme
je le suis; eh bien! jamais, ni l'un ni l'autre, nous n'avions
entendu de paroles plus émouvantes que ne l'étaient celles
de ce pêcheur. Nous fîmes quelques pas en silence, mesurant
[25]
tous deux la profondeur muette de cette vie inconnue,
admirant la noblesse de ce dévouement qui s'ignorait lui-même;
la force de cette faiblesse nous étonna; cette insoucieuse
générosité nous rapetissa. Je voyais ce pauvre
être tout instinctif rivé sur ce rocher comme un galérien
[30]
l'est à son boulet, y guettant depuis vingt ans des coquillages
pour gagner sa vie, et soutenu dans sa patience par
un seul sentiment. Combien d'heures consumées au coin
Page 229
d'une grève! Combien d'espérances renversées par un
grain, par un changement de temps! il restait suspendu
au bord d'une table de granit, le bras tendu comme celui
d'un faquir de l'Inde, tandis que son père, assis sur une
[5]
escabelle, attendait, dans le silence et les ténèbres, le plus
grossier des coquillages, et du pain, si le voulait la mer.
--Buvez-vous quelquefois du vin? lui demandai-je.
--Trois ou quatre fois par an.
--Eh bien! vous en boirez aujourd'hui, vous et votre
[10]
père, et nous vous enverrons un pain blanc.
--Vous êtes bien bon, monsieur.
--Nous vous donnerons à dîner si vous voulez nous conduire
par le bord de la mer jusqu'à Batz, où nous irons
voir la tour qui domine le bassin et les côtes entre Batz
[15]
et le Croisic.
--Avec plaisir, nous dit-il. Allez droit devant vous,
en suivant le chemin dans lequel vous êtes, je vous y
retrouverai après m'être débarrassé de mes agrès et de ma
pêche.
[20]
Nous fîmes un même signe de consentement, et il
s'élança joyeusement vers la ville. Cette rencontre nous
maintint dans la situation morale où nous étions, mais
elle en avait affaibli la gaieté.
--Pauvre homme, me dit Pauline avec cet accent qui
[25]
ôte à la compassion d'une femme ce que la pitié peut
avoir de blessant, n'a-t-on pas honte de se trouver heureux
en voyant cette misère?
--Rien n'est plus cruel que d'avoir des désirs impuissants,
lui répondis-je. Ces deux pauvres êtres, le père et
[30]
le fils, ne sauront pas plus combien ont été vives nos
sympathies que le monde ne sait combien leur vie est belle,
car ils amassent des trésors dans le ciel.
Page 230
~-Le pauvre pays! dit-elle en me montrant le long
d'un champ environné d'un mur à pierres sèches, des
bouses de vache appliquées symétriquement. J'ai demandé
ce que c'était que cela. Une paysanne, occupée
[5]
à les coller, m'a répondu qu'elle
faisait du bois
.
Imaginez-vous, mon ami, que, quand ces bouses sont séchées,
ces pauvres gens les récoltent, les entassent et s'en chauffent.
Pendant l'hiver, on les vend comme on vend des
mottes de tan. Enfin, que crois-tu que gagne la couturière
[10]
la plus chèrement payée? Cinq sous par jour, dit-elle
après une pause; mais on la nourrit.
--Vois, lui dis-je, les vents de mer dessèchent ou renversent
tout, il n'y a point d'arbres; les débris des embarcations
hors de service se vendent aux riches, car le
[15]
prix des transports les empêche sans doute de consommer
le bois de chauffage dont abonde la Bretagne Ce pays
n'est beau que pour les grandes ames; les gens sans coeur
n'y vivraient pas; il ne peut être habité que par des
poètes ou par des bernicles. N'a-t-il pas fallu que l'entrepôt
[20]
du sel se plaçât sur ce rocher pour qu'il fût habité?
D'un côté, la mer; ici des sables; en haut, l'espace.
Nous avions déjà dépassé la ville, et nous étions dans
l'espèce de désert qui sépare le Croisic du bourg de Batz.
Figurez-vous, mon cher oncle, une lande de deux lieues
[25]
remplie par le sable luisant qui se trouve au bord de la
mer. Çà et là quelques rochers y levaient leurs têtes, et
vous eussiez dit des animaux gigantesques couchés dans
les dunes. Le long de la mer apparaissaient quelques
récifs autour desquels se jouait l'eau, en leur donnant
[30]
l'apparence de grandes roses blanches flottant sur l'étendue
liquide et venant se poser sur le rivage. En voyant
cette savane terminée par l'Océan sur la droite, bordée
Page 231
sur la gauche par le grand lac que fait l'irruption de la
mer entre le Croisic et les hauteurs sablonneuses de Guérande,
au bas desquelles se trouvent des marais salants
dénués de végétation, je regardai Pauline en lui demandant
[5]
si elle se sentait le courage d'affronter les ardeurs
du soleil et la force de marcher dans le sable.
--J'ai des brodequins, allons-y, me dit-elle en me montrant
la tour de Batz qui arrêtait la vue par une construction
placée là comme une pyramide, mais une pyramide
[10]
fuselée, découpée, une pyramide si poétiquement ornée,
qu'elle permettait à l'imagination d'y voir la première
des ruines d'une grande ville asiatique. Nous fîmes
quelques pas pour aller nous asseoir sur la portion d'une
roche qui se trouvait encore ombrée; mais il était onze
[15]
heures du matin, et cette ombre, qui cessait à nos pieds,
s'effaçait avec rapidité.
--Combien ce silence est beau, me dit-elle, et comme
la profondeur en est étendue par le retour égal du
frémissement de la mer sur cette plage.
[20]
--Si tu veux livrer ton entendement aux trois immensités
qui nous entourent, l'eau, l'air et les sables, en
écoutant exclusivement le son répété du flux et du reflux,
lui répondis-je, tu n'en supporteras pas le langage, tu
croiras y découvrir une pensée qui t'accablera. Hier,
[25]
au coucher du soleil, j'ai eu cette sensation; elle m'a
brisé.
--Oh! oui, parlons, dit-elle après une longue pause.
Aucun orateur n'est plus terrible. Je crois découvrir les
causes des harmonies qui nous environnent, reprit-elle.
[30]
Ce paysage, qui n'a que trois couleurs tranchées, le jaune
brillant des sables, l'azur du ciel et le vert uni de la mer,
est grand sans être sauvage, il est immense, sans être
Page 232
désert; il est monotone, sans être fatigant; il n'a que trois
éléments, il est varié.
--Les femmes seules savent rendre ainsi leurs impressions,
répondis-je, tu serais désespérante pour un poète,
[5]
chère âme que j'ai si bien devinée!
--L'excessive chaleur du midi jette à ces trois expressions
de l'infini une couleur dévorante, reprit Pauline en
riant. Je conçois ici les poésies et les passions de l'Orient.
--Et moi, j'y conçois le désespoir.
[10]
--Oui, dit-elle, cette dune est un cloître sublime.
Nous entendîmes le pas pressé de notre guide; il s'était
endimanché. Nous lui adressâmes quelques paroles insignifiantes;
il crut voir que nos dispositions d'âme avaient
changé; et, avec cette réserve que donne le malheur, il
[15]
garda le silence. Quoique nous nous pressassions de
temps en temps la main pour nous avertir de la mutualité
de nos idées et de nos impressions, nous marchâmes pendant
une demi-heure en silence, soit que nous fussions
accablés par la chaleur qui s'élançait en ondées brillantes
[20]
du milieu des sables, soit que la difficulté de la marche
employât notre attention. Nous allions en nous tenant
par la main, comme deux enfants; nous n'eussions pas
fait douze pas si nous nous étions donné le bras. Le
chemin qui mène au bourg de Batz n'était pas tracé; il
[25]
suffisait d'un coup de vent pour effacer les marques que
laissaient les pieds de chevaux ou les jantes de charrette;
mais l'oeil exercé de notre guide reconnaissait à quelques
fientes de bestiaux, à quelques parcelles de crottin, ce
chemin qui tantôt descendait vers la mer, tantôt remontait
[30]
vers les terres, au gré des pentes, ou pour tourner des
rochers. A midi, nous n'étions qu'à mi-chemin.
--Nous nous reposerons là-bas, dis-je en montrant le
Page 233
promontoire composé de rochers assez élevés pour faire
supposer que nous y trouverions une grotte.
En m'entendant, le pêcheur, qui avait suivi la direction
de mon doigt, hocha la tête, et me dit:--Il y a là quelqu'un.
[5]
Ceux qui viennent du bourg de Batz au Croisic,
ou du Croisic au bourg de Batz, font tous un détour pour
n'y point passer.
Les paroles de cet homme furent dites à voix basse, et
supposaient un mystère.
[10]
--Est-ce donc un voleur, un assassin?
Notre guide ne nous répondit que par une aspiration
creusée qui redoubla notre curiosité.
--Mais, si nous y passons, nous arrivera-t-il quelque
malheur?
[15]
--Oh! non.
--Y passerez-vous avec nous?
--Non, monsieur.
--Nous irons donc, si vous nous assurez qu'il n'y a nul
danger pour nous.
[20]
--Je ne dis pas cela, répondit vivement le pêcheur. Je
dis seulement que celui qui s'y trouve ne vous dira rien
et ne vous fera aucun mal. Oh! mon Dieu, il ne bougera
seulement pas de sa place.
--Qui est-ce donc?
[25]
--Un homme!
Jamais deux syllabes ne furent prononcées d'une façon
si tragique. En ce moment, nous étions à une vingtaine
de pas de ce récif dans lequel se jouait la mer; notre
guide prit le chemin qui entourait les rochers; nous continuâmes
[30]
droit devant nous; mais Pauline me prit le bras.
Notre guide hâta le pas, afin de se trouver en même temp
que nous à l'endroit où les deux chemins se rejoignaient.
Page 234
Il supposait sans doute qu'après avoir vu l'homme, nous
irions d'un pas pressé. Cette circonstance alluma notre
curiosité, qui devint alors si vive, que nos coeurs palpitèrent
comme si nous eussions éprouvé un sentiment de
[5]
peur. Malgré la chaleur du jour et l'espèce de fatigue que
nous causait la marche dans les sables, nos âmes étaient
encore livrées à la mollesse indicible d'une merveilleuse
extase; elles étaient pleines de ce plaisir pur qu'on ne
saurait peindre qu'en le comparant à celui qu'on ressent
[10]
en écoutant quelque délicieuse musique, l'
andiamo mio
ben
de Mozart. Deux sentiments purs qui se confondent,
ne sont-ils pas comme deux belles voix qui chantent? Pour
pouvoir bien apprécier l'émotion qui vint nous saisir, il
faut donc partager l'état à demi voluptueux dans lequel
[15]
nous avaient plongés les événements de cette matinée.
Admirez pendant longtemps une tourterelle aux jolies
couleurs, posée sur un souple rameau, près d'une source,
vous jetterez un cri de douleur en voyant tomber sur elle
un émouchet qui lui enfonce ses griffes d'acier jusqu'au
[20]
coeur et l'emporte avec la rapidité meurtrière que la poudre
communique au boulet. Quand nous eûmes fait un pas
dans l'espace qui se trouvait devant la grotte, espèce
d'esplanade située à cent pieds au-dessus de l'Océan, et
défendue contre ses fureurs par une cascade de rochers
[25]
abruptes, nous éprouvâmes un frémissement électrique
assez semblable au sursaut que cause un bruit soudain
au milieu d'une nuit silencieuse. Nous avions vu, sur un
quartier de granit, un homme assis qui nous avait regardés.
Son coup d'oeil, semblable à la flamme d'un
[30]
canon, sortit de deux yeux ensanglantés, et son immobilité
stoïque ne pouvait se comparer qu'à l'inaltérable
attitude des piles granitiques qui l'environnaient. Ses
Page 235
yeux se remuèrent par un mouvement lent, son corps demeura
fixe, comme s'il eût été pétrifié; puis, après nous
avoir jeté ce regard qui nous frappa violemment, il reporta
ses yeux sur l'étendue de l'Océan, et la contempla
[5]
malgré la lumière qui en jaillissait, comme on dit que les
aigles contemplent le soleil, sans baisser ses paupières, qu'il
ne releva plus. Cherchez à vous rappeler, mon cher oncle,
une de ces vieilles truisses de chêne, dont le tronc noueux,
ébranché de la veille, s'élève fantastiquement sur un
[10]
chemin désert, et vous aurez une image vraie de cet homme.
C'était des formes herculéennes ruinées, un visage de
Jupiter Olympien, mais détruit par l'âge, par les rudes
travaux de la mer, par le chagrin, par une nourriture grossière,
et comme noirci par un éclat de foudre. En voyant
[15]
ses mains poilues et dures, j'aperçus des nerfs qui ressemblaient
à des veines de fer. D'ailleurs, tout en lui dénotait
une constitution vigoureuse. Je remarquai dans un
coin de la grotte une assez grande quantité de mousse, et
sur une grossière tablette taillée par le hasard au milieu
[20]
du granit, un pain rond cassé qui couvrait une cruche de
grès. Jamais mon imagination, quand elle me reportait
vers les déserts où vécurent les premiers anachorètes de
la chrétienté, ne m'avait dessiné de figure plus grandement
religieuse ni plus horriblement repentante que l'était celle
[25]
de cet homme. Vous qui avez pratiqué le confessionnal,
mon cher oncle, vous n'avez jamais peut-être vu un si
beau remords, mais ce remords était noyé dans les ondes
de la prière, la prière continue d'un muet désespoir. Ce
pêcheur, ce marin, ce Breton grossier était sublime par
[30]
un sentiment inconnu. Mais ces yeux avaient-ils pleuré?
Cette main de statue ébauchée avait-elle frappé? Ce
front rude, empreint de probité farouche, et sur lequel la
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force avait néanmoins laissé 1es vestiges de cette douceur
qui est l'apanage de toute force vraie, ce front sillonné de
rides, était-il en harmonie avec un grand coeur? Pourquoi
cet homme dans le granit? Pourquoi le granit dans cet
[5]
homme? Où était l'homme, où était le granit? Il nous
tomba tout un monde de pensées dans la tête. Comme
l'avait supposé notre guide, nous passâmes en silence,
promptement, et il nous revit émus de terreur ou saisis
d'étonnement, mais il ne s'arma point contre nous de la
[10]
réalité de ses prédictions.
--Vous l'avez vu? dit-il.
--Quel est cet homme? dis-je.
--On l'appelle l'
Homme au voeu
.
Vous figurez~vous bien à ce mot le mouvement par
[15]
lequel nos deux têtes se tournèrent vers notre pêcheur!
C'était un homme simple; il comprit notre muette interrogation,
et voici ce qu'il nous dit dans son langage,
auquel je tâche de conserver son allure populaire.
--Madame, ceux du Croisic, comme ceux de Batz,
[20]
croient que cet homme est coupable de quelque chose, et
fait une pénitence ordonnée par un fameux recteur auquel
il est allé se confesser plus loin que Nantes. D'autres
croient que Cambremer, c'est son nom, a une mauvaise
chance qu'il communique à qui passe sous son air. Aussi
[25]
plusieurs, avant de tourner sa roche, regardent-ils d'où
vient le vent! S'il est de galerne, dit-il en nous montrant
l'ouest, ils ne continueraient pas leur chemin quand il
s'agirait d'aller quérir un morceau de la vraie croix; ils
retournent, ils ont peur. D'autres, les riches du Croisic,
[30]
disent que Cambremer a fait un voeu, d'où son nom
l'
Homme au voeu
. Il est là nuit et jour, sans en sortir.
Ces dires ont une apparence de raison. Voyez-vous, dit-il
Page 237
en se retournant pour nous montrer une chose que nous
n'avions pas remarquée, il a planté là, à gauche, une
croix de bois pour annoncer qu'il s'est mis sous la protection
de Dieu, de la sainte Vierge et des saints. Il ne se
[5]
serait pas sacré comme ça, que la frayeur qu'il donne au
monde fait qu'il est là en sûreté comme s'il était gardé par
de la troupe. Il n'a pas dit un mot depuis qu'il s'est enfermé
en plein air; il se nourrit de pain et d'eau que lui
apporte tous les matins la fille de son frère, une petite
[10]
tronquette de douze ans, à laquelle il a laissé ses biens, et
qu'est une jolie créature douce comme un agneau, une
bien mignonne fille, bien plaisante. Elle vous a, dit-il en
montrant son pouce, des yeux bleus
longs comme ça
, sous
une chevelure de chérubin. Quand on lui demande: «Dis
[15]
donc, Pérotte?... (Ça veut dire chez nous Pierrette, fit-il
en s'interrompant; elle est vouée à saint Pierre; Cambremer
s'appelle Pierre, il a été son parrain). Dis donc, Pérotte,
reprit-il qué qui te dit ton oncle?--Il ne me dit rin,
qu'elle répond, rin du tout, rin.--Eh bien! qué qu'il te
[20]
fait?--Il m'embrasse au front le dimanche.--Tu n'en
as pas peur?--Ah ben! qu'a dit, il est mon parrain. Il
n'a pas voulu d'autre personne pour lui apporter à manger.»
Pérotte prétend qu'il sourit quand elle vient, mais
autant dire un rayon de soleil dans la brouine, car on dit
[25]
qu'il est nuageux comme un brouillard.
--Mais, lui dis-je, vous excitez notre curiosité sans la
satisfaire. Savez-vous ce qui l'a conduit là? Est-ce le
chagrin? est-ce le repentir? est-ce une manie? est-ce un
crime? est-ce...
[30]
--Eh, monsieur, il n'y a guère que mon père et moi qui
sachions la vérité de la chose. Défunt ma mère servait un
homme de justice à qui Cambremer a tout dit par ordre
Page 238
du prêtre qui ne lui a donné l'absolution qu'à cette
condition-là, à entendre les gens du port. Ma pauvre
mère a entendu Cambremer sans le vouloir, parce que
la cuisine du justicier était à côté de sa salle; elle a écouté!
[5]
Elle est morte; le juge qu'a écouté est défunt aussi. Ma
mère nous a fait promettre, à mon père et à moi, de n'en
rin afférer aux gens du pays; mais je puis vous dire à vous
que le soir où ma mère nous a raconté ça, les cheveux me
grésillaient dans la tête.
[10]
--Eh bien, dis-nous ça, mon garçon, nous n'en parlerons
à personne.
Le pêcheur nous regarda, et continua ainsi:--Pierre
Cambremer, que vous avez vu là, est l'aîné des Cambremer,
qui de père en fils sont marins; leur nom le dit, la mer a
[15]
toujours plié sous eux. Celui que vous avez vu s'était
fait pêcheur à bateaux. Il avait donc des barques, allait
pêcher la sardine, il pêchait aussi le haut poisson, pour
les marchands. Il aurait armé un bâtiment et pêché la
morue, s'il n'avait pas tant aimé sa femme, qui était une
[20]
belle femme, une Brouin de Guérande, une fille superbe,
et qui avait bon coeur. Elle aimait tant Cambremer,
qu'elle n'a jamais voulu que son homme la quittât plus
du temps nécessaire à la pêche aux sardines. Ils demeuraient
là-bas, tenez! dit le pêcheur en montant sur une
[25]
éminence pour nous montrer un îlot dans la petite
méditerranée qui se trouve entre les dunes où nous marchions
et les marais salants de Guérande, voyez~vous cette
maison? Elle était à lui. Jacquette Brouin et Cambremer
n'ont eu qu'un enfant, un garçon qu'ils ont aimé... comme
[30]
quoi dirai-je? dame! comme on aime un enfant unique;
ils en étaient fous. Leur petit Jacques aurait fait, sous
votre respect, dans la marmite qu'ils auraient trouvé que
Page 239
c'était du sucre. Combien donc que nous les avons vus
de fois, à la fore, acheter les plus belles breloques pour
lui! C'était de la déraison, tout le monde le leur disait.
Le petit Cambremer, voyant que tout lui était permis, est
[5]
devenu méchant comme un âne rouge. Quand on venait
dire au père Cambremer:--«Votre fils a manqué tuer le
petit un tel!» il riait et disait:--«Bah! ce sera un fier
marin! il commandera les flottes du roi.» Un
autre:--«Pierre Cambremer, savez-vous que votre gars a crevé
[10]
l'oeil de la petite Pougaud?--Il aimera les filles!» disait
Pierre. Il trouvait tout bon. Alors mon petit mâtin, à
dix ans, battait tout le monde et s'amusait à couper le cou
aux poules, il éventrait les cochons, enfin il se roulait dans
le sang comme une fouine.--«Ce sera un fameux soldat!
[15]
disait Cambremer, il a goût au sang.» Voyez-vous, moi,
je me suis souvenu de tout ça, dit le pêcheur. Et Cambremer
aussi, ajouta-t-il après une pause. A quinze ou
seize ans, Jacques Cambremer était... quoi? un requin.
Il allait s'amuser à Guérande, ou faire le joli coeur à
[20]
Savenay. Fallait des espèces. Alors il se mit à voler
sa mère, qui n'osait en rien dire à son mari. Cambremer
était un homme probe à faire vingt lieues pour rendre à
quelqu'un deux sous qu'on lui aurait donné de trop dans
un compte. Enfin, un jour la mère fut dépouillée de tout.
[25]
Pendant une pêche de son père, le fils emporta le buffet,
la mette, les draps, le linge, ne laissa que les quatre murs,
il avait tout vendu pour aller faire ses frigousses à Nantes.
La pauvre femme en a pleuré pendant des jours et des
nuits. Fallait dire ça au père à son retour, elle craignait
[30]
le père, pas pour elle, allez! Quand Pierre Cambremer
revint, qu'il vit sa maison garnie des meubles que l'on
avait prêtés à sa femme, il dit:--Qu'est-ce que c'est que
Page 240
ça? La pauvre femme était plus morte que vive, elle dit:
--Nous avons été volés.--Où donc est Jacques?
Jacques, il est en riole! Personne ne savait où le drôle était
allé.--Il s'amuse trop! dit Pierre. Six mois après, le
[5]
pauvre père sut que son fils allait être pris par la justice à
Nantes. Il fait la route à pied, y va plus vite que par mer,
met la main sur son fils et l'amène ici. Il ne lui demande
pas:--Qu'as-tu fait? Il lui dit:--Si tu ne te tiens pas sage
pendant deux ans ici avec ta mère et avec moi, allant à
[10]
la pêche et te conduisant comme un honnête homme, tu
auras affaire à moi. L'enragé, comptant sur la bêtise de
ses père et mère, lui a fait grimace. Pierre, là-dessus, lui
flanque une mornifle qui vous a mis Jacques au lit pour
six mois. La pauvre mère se mourait de chagrin. Un
[15]
soir, elle dormait paisiblement à côté de son mari, elle
entend du bruit, se lève, elle reçoit un coup de couteau
dans le bras. Elle crie, on cherche de la lumière. Pierre
Cambremer voit sa femme blessée; il croit que c'est un
voleur, comme s'il y en avait dans notre pays, où l'on
[20]
peut porter sans crainte dix mille francs en or, du Croisic
à Saint-Nazaire, sans avoir à s'entendre demander ce
qu'on a sous le bras. Pierre cherche Jacques, il ne trouve
point son fils. Le matin, ce monstre-là n'avait-il pas eu
le front de revenir en disant qu'il était allé à Batz. Faut
[25]
vous dire que sa mère ne savait où cacher son argent.
Cambremer, lui, mettait le sien chez monsieur Dupotet
du Croisic. Les folies de leur fils leur avaient mangé des
cent écus, des cent francs, des louis d'or, ils étaient
quasiment ruinés, et c'était dur pour des gens qui avaient aux
[30]
environs de douze mille livres, compris leur îlot. Personne
ne sait ce que Cambremer a donné à Nantes pour
ravoir son fils. Le guignon ravageait la famille. Il était
Page 241
arrivé des malheurs au frère de Cambremer, qui avait
besoin de secours. Pierre lui disait pour le consoler que
Jacques et Pérotte (la fille au cadet Cambremer) se marieraient.
Puis, pour lui faire gagner son pain, il l'employait
[5]
à la pêche; car Joseph Cambremer en était réduit à vivre
de son travail. Sa femme avait péri de la fièvre, il fallait
payer les mois de nourrice de Pérotte. La femme de
Pierre Cambremer devait une somme de cent francs à
diverses personnes pour cette petite, du linge, des hardes,
[10]
et deux ou trois mois à la grande Frelu qu'avait un enfant
de Simon Gaudry et qui nourrissait Pérotte. La Cambremer
avait cousu une pièce d'Espagne dans la laine de
son matelas, en mettant dessus: A Pérotte. Elle avait
reçu beaucoup d'éducation, elle écrivait comme un greffier,
[15]
et avait appris à lire à son fils, c'est ce qui l'a perdu.
Personne n'a su comment ça s'est fait, mais ce gredin de
Jacques avait flairé l'or, l'avait pris et était allé riboter
au Croisic. Le bonhomme Cambremer, par un fait exprès,
revenait avec sa barque chez lui. En abordant il voit
[20]
flotter un bout de papier, le prend, l'apporte à sa femme
qui tombe à la renverse en reconnaissant ses propres
paroles écrites. Cambremer ne dit rien, va au Croisic,
apprend là que son fils est au billard; pour lors, il fait
demander la bonne femme qui tient le café, et lui dit:
[25]
--J'avais dit à Jacques de ne pas se servir d'une pièce
d'or avec quoi il vous payera; rendez-la-moi, j'attendrai
sur la porte, et vous donnerai de l'argent blanc pour. La
bonne femme lui apporta la pièce. Cambremer la prend
en disant:--Bon! et revint chez lui. Toute la ville a su
[30]
cela. Mais voilà ce que je sais et ce dont les autres ne
font que de se douter en gros. Il dit à sa femme d'approprier
leur chambre qu'est en bas; il fait du feu dans la
Page 242
cheminée, allume deux chandelles, place deux chaises
d'un côté de l'âtre, et met de l'autre côté un escabeau.
Puis dit à sa femme de lui apprêter ses habits de noces, en
lui commandant de pouiller les siens. Il s'habille. Quand
[5]
il est vêtu, il va chercher son frère, et lui dit de faire le
guet devant la maison pour l'avertir s'il entendait du
bruit sur les deux grèves, celle-ci et celle des marais de
Guérande. Il rentre quand il juge que sa femme est
habillée, il charge un fusil et le cache dans le coin de la
[10]
cheminée. Voilà Jacques qui revient; il revient tard; il
avait bu et joué jusqu'à dix heures; il s'était fait passer à
la pointe de Camouf. Son oncle l'entend héler, va le
chercher sur la grève des marais, et le passe sans rien dire.
Quand il entre, son père lui dit:--Assieds-toi là, en lui
[15]
montrant l'escabeau. Tu es, dit-il, devant ton père et
ta mère que tu as offensés, et qui ont à te juger. Jacques
se mit à beugler, parce que la figure de Cambremer était
tortillée d'une singulière manière. La mère était raide
comme une rame.--Si tu cries, si tu bouges, si tu ne te
[20]
tiens pas comme un mât sur ton escabeau, dit Pierre en
l'ajustant avec son fusil, je te tue comme un chien. Le
fils devint muet comme un poisson; la mère n'a rien dit.
--Voilà, dit Pierre à son fils, un papier qui enveloppait
une pièce d'or espagnole; la pièce d'or était dans le lit de
[25]
ta mère; ta mère seule savait l'endroit où elle l'avait mise;
j'ai trouvé le papier sur l'eau en abordant ici; tu viens de
donner ce soir cette pièce d'or espagnole à la mère Fleurant,
et ta mère n'a plus vu sa pièce dans son lit. Explique-toi.
Jacques dit qu'il n'avait pas pris la pièce de sa mère,
[30]
et que cette pièce lui était restée de Nantes.--Tant mieux,
dit Pierre. Comment peux-tu nous prouver cela?--Je
l'avais.--Tu n'as pas pris celle de ta mère--Non.--
Page 243
Peux-tu le jurer sur ta vie éternelle? Il allait le jurer; sa
mère leva les yeux sur lui et lui dit:--Jacques, mon
enfant, prends garde, ne jure pas si ce n'est vrai; tu peux
t'amender, te repentir; il est temps encore. Et elle pleura.
[5]
--Vous êtes une ci et une ça, lui dit-il, qu'avez toujours
voulu ma perte. Cambremer pâlit et dit:--Ce que tu
viens de dire à ta mère grossira ton compte. Allons au
fait! Jures-tu?--Oui.--Tiens, dit-il, y avait-il sur ta pièce
cette croix que le marchand de sardines qui me l'a donnée
[10]
avait faite sur la nôtre? Jacques se dégrisa et pleura.
Assez causé, dit Pierre. Je ne te parle pas de ce que tu as
fait avant cela, je ne veux pas qu'un Cambremer soit fait
mourir sur la place du Croisic. Fais tes prières, et dépêchons-nous!
Il va venir un prêtre pour te confesser. La
[15]
mère était sortie, pour ne pas entendre condamner son
fils. Quand elle fut dehors, Cambremer l'oncle vint avec
le recteur de Piriac, auquel Jacques ne voulut rien dire.
Il était malin, il connaissait assez son père pour savoir
qu'il ne le tuerait pas sans confession.--Merci, excusez-nous,
[20]
monsieur, dit Cambremer au prêtre, quand il vit
l'obstination de Jacques. Je voulais donner une leçon à
mon fils et vous prier de n'en rien dire.--Toi, dit-il à
Jacques, si tu ne t'amendes pas, la première fois ce sera
pour de bon, et j'en finirai sans confession. Il l'envoya se
[25]
coucher. L'enfant crut cela et s'imagina qu'il pourrait se
remettre avec son père. Il dormit. Le père veilla. Quand
il vit son fils au fin fond de son sommeil, il lui couvrit la
bouche avec du chanvre, la lui banda avec un chiffon de
voile bien serré; puis il lui lia les mains et les pieds. Il
[30]
rageait, il pleurait du sang, disait Cambremer au justicier.
Que voulez-vous! la mère se jeta aux pieds du père.--Il
est jugé, dit-il, tu vas m'aider à le mettre dans la barque.
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Elle s'y refusa. Cambremer l'y mit tout seul, l'y assujettit
au fond, lui mit une pierre au cou, sortit du bassin, gagna
la mer, et vint à la hauteur de la roche où il est. Pour
lors, la pauvre mère, qui s'était fait passer ici par son
[5]
beau-frère, eut beau crier
Grâce!
ça servit comme une
pierre à un loup. Il y avait de la lune, elle a vu le père
jetant à la mer son fils qui lui tenait encore aux entrailles,
et comme il n'y avait pas d'air elle a entendu blouf! puis
rin, ni trace, ni bouillon; la mer est d'une fameuse garde,
[10]
allez! En abordant là pour faire taire sa femme qui
gémissait, Cambremer la trouva quasi morte; il fut impossible
aux deux frères de la porter, il a fallu la mettre dans
la barque qui venait de servir au fils, et ils l'ont ramenée
chez elle en faisant le tour par la passe du Croisic. Ah!
[15]
ben, la belle Brouin, comme on l'appelait, n'a pas duré
huit jours; elle est morte en demandant à son mari de
brûler la damnée barque. Oh! il l'a fait. Lui, il est devenu
tout chose, il savait plus ce qu'il voulait; il fringalait en
marchant comme un homme qui ne peut pas porter le vin.
[20]
Puis, il a fait un voyage de dix jours et est revenu se
mettre où vous l'avez vu, et, depuis qu'il y est, il n'a pas
dit une parole.
Le pêcheur ne mit qu'un moment à nous raconter cette
histoire et nous la dit plus simplement encore que je ne
[25]
l'écris. Les gens du peuple font peu de réflexions en
contant, ils accusent le fait qui les a frappés, et le traduisent
comme ils le sentent. Ce récit fut aussi aigrement incisif
que l'est un coup de hache.
--Je n'irai pas à Batz, dit Pauline en arrivant au contour
[30]
supérieur du lac. Nous revînmes au Croisic par les
marais salants, dans le dédale desquels nous conduisit le
pêcheur, devenu comme nous silencieux. La disposition
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de nos âmes était changée. Nous étions tous deux plongés
en de funestes réflexions, attristés par ce drame qui
expliquait le rapide pressentiment que nous en avions eu à
l'aspect de Cambremer. Nous avions l'un et l'autre assez
[5]
de connaissance du monde pour deviner de cette triple
vie tout ce que nous en avait tu notre guide. Les malheurs
de ces trois êtres se reproduisaient devant nous comme si
nous les avions vus dans les tableaux d'un drame que ce
père couronnait en expiant son crime nécessaire. Nous
[10]
n'osions regarder la roche où était l'homme fatal qui
faisait peur à toute une contrée. Quelques nuages embrumaient
le ciel; des vapeurs s'élevaient à l'horizon, nous
marchions au milieu de la nature la plus âcrement sombre
que j'aie jamais rencontrée. Nous foulions une nature qui
[15]
semblait souffrante, maladive, des marais salants, qu'on
peut à bon droit nommer les écrouelles de la terre. Là, le
sol est divisé en carrés inégaux de forme, tous encaissés par
d'énormes talus de terre grise, tous pleins d'une eau
saumâtre, à la surface de laquelle arrive le sel. Ces
[20]
ravins, faits à main d'homme, sont intérieurement
partagés en plates-bandes, le long desquelles marchent des
ouvriers armés de longs râteaux, à l'aide desquels ils
écrèment cette saumure, et amènent sur des plates-formes
rondes pratiquées de distance en distance ce sel quand il
[25]
est bon à mettre en mulons. Nous côtoyâmes pendant
deux heures ce triste damier, où le sel étouffe par son
abondance la végétation, et où nous n'apercevions de
loin en loin que quelques paludiers, nom donné à ceux qui
cultivent le sel. Ces hommes, ou plutôt ce clan de Bretons
[30]
porte un costume spécial, une jaquette blanche assez
semblable à celle des brasseurs. Ils se marient entre eux.
Il n'y a pas d'exemple qu'une fille de cette tribu ait épousé
Page 246
un autre homme qu'un paludier. L'horrible aspect de ces
marécages, dont la boue était symétriquement ratissée,
et cette terre grise dont a horreur la Flore bretonne,
s'harmonisaient avec le deuil de notre âme. Quand nous
[5]
arrivâmes à l'endroit où l'on passe le bras de mer formé
par l'irruption des eaux dans ce fond, et qui sert sans
doute à alimenter les marais salants, nous aperçûmes avec
plaisir les maigres végétations qui garnissent les sables de
la plage. Dans la traversée, nous aperçûmes au milieu
[10]
du lac l'île où demeurent les Cambremer; nous détournâmes
la tête.
En arrivant à notre hôtel, nous remarquâmes un billard
dans une salle basse, et quand nous apprîmes que c'était
le seul billard public qu'il y eût au Croisic, nous fîmes nos
[15]
apprêts de départ pendant la nuit; le lendemain, nous
étions à Guérande. Pauline était encore triste, et moi je
ressentais déjà les approches de cette flamme qui me brûle
le cerveau. J'étais si cruellement tourmenté par les
visions que j'avais de ces trois existences, qu'elle me dit:
[20]
--Louis, écris cela, tu donneras le change à la nature de
cette fièvre.
Je vous ai donc écrit cette aventure, mon cher oncle;
mais elle m'a déjà fait perdre le calme que je devais à mes
bains et à notre séjour ici.
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MUSSET
CROISILLES
I
Au commencement du règne de Louis XV, un jeune
homme nommé Croisilles, fils d'un orfèvre, revenait de
Paris au Havre, sa ville natale. Il avait été chargé par son
père d'une affaire de commerce, et cette affaire s'était
[5]
terminée à son gré. La joie d'apporter une bonne nouvelle le
faisait marcher plus gaiement et plus lestement que de coutume;
car, bien qu'il eût dans ses poches une somme d'argent
assez considérable, il voyageait à pied pour son plaisir.
C'était un garçon de bonne humeur, et qui ne manquait
[10]
pas d'esprit, mais tellement distrait et étourdi, qu'on le
regardait comme un peu fou. Son gilet boutonné de
travers, sa perruque au vent, son chapeau sous le bras, il
suivait les rives de la Seine, tantôt rêvant, tantôt chantant,
levé dès le matin, soupant au cabaret, et charmé de
[15]
traverser ainsi l'une des plus belles contrées de la France.
Tout en dévastant, au passage, les pommiers de la Normandie,
il cherchait des rimes dans sa tête (car tout étourdi
est un peu poète), et il essayait de faire un madrigal pour
une belle demoiselle de son pays; ce n'était pas moins que
[20]
la fille d'un fermier général, mademoiselle Godeau, la
perle du Havre, riche héritière fort courtisée. Croisilles
n'était point reçu chez M. Godeau autrement que par
hasard, c'est-à-dire qu'il y avait porté quelquefois des
bijoux achetés chez son père. M. Godeau, dont le nom,
Page 248
tant soit peu commun, soutenait mal une immense fortune,
se vengeait par sa morgue du tort de sa naissance, et
se montrait, en toute occasion, énormément et impitoyablement
riche. Il n'était donc pas homme à laisser entrer
[5]
dans son salon le fils d'un orfèvre; mais, comme mademoiselle
Godeau avait les plus beaux yeux du monde, que
Croisilles n'était pas mal tourné, et que rien n'empêche
un joli garçon de devenir amoureux d'une belle fille, Croisilles
adorait mademoiselle Godeau, qui n'en paraissait
[10]
pas fâchée. Il pensait donc à elle tout en regagnant le
Havre, et, comme il n'avait jamais réfléchi à rien, au
lieu de songer aux obstacles invincibles qui le séparaient
de sa bien-aimée, il ne s'occupait que de trouver une rime
au nom de baptême qu'elle portait. Mademoiselle Godeau
[15]
s'appelait Julie, et la rime était aisée à trouver. Croisilles,
arrivé à Honfleur, s'embarqua le coeur satisfait, son argent
et son madrigal en poche, et, dès qu'il eut touché le rivage
il courut à la maison paternelle.
Il trouva la boutique fermée; il y frappa à plusieurs reprises,
[20]
non sans étonnement ni sans crainte, car ce n'était
point un jour de fête; personne ne venait. Il appela son
père, mais en vain. Il entra chez un voisin pour demander
ce qui était arrivé; au lieu de lui répondre, le voisin
détourna la tête, comme ne voulant pas le reconnaître.
[25]
Croisilles répéta ses questions; il apprit que son père,
depuis longtemps gêné dans ses affaires, venait de faire
faillite, et s'était enfui en Amérique, abandonnant à ses
créanciers tout ce qu'il possédait.
Avant de sentir tout son malheur, Croisilles fut d'abord
[30]
frappé de l'idée qu'il ne reverrait peut-être jamais son
père. Il lui paraissait impossible de se trouver ainsi abandonné
tout à coup; il voulut à toute force entrer dans la
Page 249
boutique, mais on lui fit entendre que les scellés étaient
mis, il s'assit sur une borne, et, se livrant à sa douleur, il
se mit à pleurer à chaudes larmes, sourd aux consolations
de ceux qui l'entouraient, ne pouvant cesser d'appeler son
[5]
père, quoiqu'il le sût déjà bien loin; enfin il se leva, honteux
de voir la foule s'attrouper autour de lui, et, dans le
plus profond désespoir, il se dirigea vers le port.
Arrivé sur la jetée, il marcha devant lui comme un
homme égaré qui ne sait plus où il va ni que devenir. Il
[10]
se voyait perdu sans ressources, n'ayant plus d'asile, aucun
moyen de salut, et, bien entendu, plus d'amis. Seul, errant
au bord de la mer, il fut tenté de mourir en s'y précipitant.
Au moment où, cédant à cette pensée, il s'avançait
vers un rempart élevé, un vieux domestique, nommé Jean,
[15]
qui servait sa famille depuis nombre d'années, s'approcha
de lui.
--Ah! mon pauvre Jean! s'écria-t-il, tu sais ce qui s'est
passé depuis mon départ. Est-il possible que mon père
nous quitte sans avertissement, sans adieu?
[20]
-Il est parti, répondit Jean, mais non pas sans vous dire
adieu.
En même temps il tira de sa poche une lettre qu'il donna
à son jeune maitre. Croisilles reconnut l'écriture de son
père, et, avant d'ouvrir la lettre, il la baisa avec transport;
[25]
mais elle ne renfermait que quelques mots. Au lieu de
sentir sa peine adoucie, le jeune homme la trouva confirmée.
Honnête jusque-là et connu pour tel, ruiné par
un malheur imprévu (la banqueroute d'un associé), le
vieil orfèvre n'avait laissé à son fils que quelques paroles
[30]
banales de consolation, et nul espoir, sinon cet espoir
vague, sans but ni raison, le dernier bien, dit-on, qui se
perde.
Page 250
--Jean, mon ami, tu m'as bercé, dit Croisilles après
avoir lu la lettre, et tu es certainement aujourd'hui le seul
être qui puisse m'aimer un peu; c'est une chose qui m'est
bien douce, mais qui est fâcheuse pour toi; car, aussi vrai
[5]
que mon père s'est embarqué là, je vais me jeter dans cette
mer qui le porte, non pas devant toi ni tout de suite, mais
un jour ou l'autre, car je suis perdu.
--Que voulez~vous y faire? répliqua Jean, n'ayant point
l'air d'avoir entendu, mais retenant Croisilles par le pan de
[10]
son habit; que voulez~vous y faire, mon cher maitre? Votre
père a été trompé; il attendait de l'argent qui n'est pas
venu, et ce n'était pas peu de chose. Pouvait-il rester ici?
Je l'ai vu, monsieur, gagner sa fortune depuis trente ans
que je le sers; je l'ai vu travailler, faire son commerce, et
[15]
les écus arriver un à un chez vous. C'est un honnête
homme, et habile; on a cruellement abusé de lui. Ces jours
derniers, j'étais encore là, et comme les écus étaient arrivés,
je les ai vus partir du logis. Votre père a payé tout ce qu'il
a pu pendant une journée entière; et, lorsque son secrétaire
[20]
a été vide, il n'a pu s'empêcher de me dire, en me montrant
un tiroir où il ne restait que six francs: «Il y avait ici cent
mille francs ce matin!» Ce n'est pas là une banqueroute,
monsieur, ce n'est point une chose qui déshonore!
--Je ne doute pas plus de la probité de mon père,
[25]
répondit Croisilles, que de son malheur. Je ne doute pas
non plus de son affection; mais j'aurais voulu l'embrasser,
car que veux-tu que je devienne? Je ne suis point fait à
la misère, je n'ai pas l'esprit nécessaire pour recommencer
ma fortune. Et quand je l'aurais? mon père est parti.
[30]
S'il a mis trente ans à s'enrichir, combien m'en faudra-t-il
pour réparer ce coup? Bien davantage. Et vivra-t-il
alors? Non sans doute; il mourra là-bas, et je ne puis pas
Page 251
même l'y aller trouver; je ne puis le rejoindre qu'en
mourant aussi.
Tout désolé qu'était Croisilles, il avait beaucoup de
religion. Quoique son désespoir lui fît désirer la mort, il
[5]
hésitait à se la donner. Dès les premiers mots de cet
entretien, il s'était appuyé sur le bras de Jean, et tous deux
retournaient vers la ville. Lorsqu'ils furent entrés dans
les rues, et lorsque la mer ne fut plus si proche:
--Mais, monsieur, dit encore Jean, il me semble qu'un
[10]
homme de bien a le droit de vivre, et qu'un malheur ne
prouve rien. Puisque votre père ne s'est pas tué, Dieu
merci, comment pouvez-vous songer à mourir? Puisqu'il
n'y a point de déshonneur, et toute la ville le sait, que
penserait-on de vous? Que vous n'avez pu supporter la
[15]
pauvreté. Ce ne serait ni brave ni chrétien; car, au fond,
qu'est-ce qui vous effraye? Il y a des gens qui naissent
pauvres, et qui n'ont jamais eu ni père ni mère. Je sais
bien que tout le monde ne se ressemble pas, mais enfin
il n'y a rien d'impossible à Dieu. Qu'est-ce que vous feriez
[20]
en pareil cas? Votre père n'était pas né riche, tant s'en
faut, sans vous offenser, et c'est peut-être ce qui le console.
Si vous aviez été ici depuis un mois, cela vous aurait
donné du courage. Oui, monsieur, on peut se ruiner, personne
n'est à l'abri d'une banqueroute; mais votre père,
[25]
j'ose le dire, a été un homme, quoiqu'il soit parti un peu
vite. Mais que voulez-vous? on ne trouve pas tous les
jours un bâtiment pour l'Amérique. Je l'ai accompagné
jusque sur le port, et si vous aviez vu sa tristesse! comme
il m'a recommandé d'avoir soin de vous, de lui donner de
[30]
vos nouvelles!... Monsieur, c'est une vilaine idée que
vous avez de jeter le manche après la cognée. Chacun a
son temps d'épreuve ici-bas, et j'ai été soldat avant d'être
Page 252
domestique. J'ai rudement souffert, mais j'étais jeune;
j'avais votre âge, monsieur, à cette époque-là, et il me
semblait que la Providence ne peut pas dire son dernier
mot à un homme de vingt-cinq ans. Pourquoi voulez-vous
[5]
empêcher le bon Dieu de réparer le mal qu'il vous
fait? Laissez-lui le temps, et tout s'arrangera. S'il m'était
permis de vous conseiller, vous attendriez seulement deux
ou trois ans, et je gagerais que vous vous en trouveriez
bien. Il y a toujours moyen de s'en aller de ce monde.
[10]
Pourquoi voulez-vous profiter d'un mauvais moment?
Pendant que Jean s'évertuait à persuader son maitre,
celui-ci marchait en silence, et, comme font souvent ceux
qui souffrent, il regardait de côté et d'autre, comme pour
chercher quelque chose qui pût le rattacher à la vie. Le
[15]
hasard fit que, sur ces entrefaites, mademoiselle Godeau,
la fille du fermier général, vint à passer avec sa gouvernante.
L'hôtel qu'elle habitait n'était pas éloigné de là;
Croisilles la vit entrer chez elle. Cette rencontre produisit
sur lui plus d'effet que tous les raisonnements du monde.
[20]
J'ai dit qu'il était un peu fou, et qu'il cédait presque
toujours à un premier mouvement. Sans hésiter plus long-temps
et sans s'expliquer, il quitta le bras de son vieux
domestique, et alla frapper à la porte de M. Godeau.
II
Quand on se représente aujourd'hui ce qu'on appelait
[25]
jadis un financier, on imagine un ventre énorme, de courtes
jambes, une immense perruque, une large face à triple
menton, et ce n'est pas sans raison qu'on s'est habitué a
se figurer ainsi ce personnage. Tout le monde sait à quels
abus ont donné lieu les fermes royales, et il semble qu'il
Page 253
y ait une loi de nature qui rende plus gras que le reste des
hommes ceux qui s'engraissent non-seulement de leur
propre oisiveté, mais encore du travail des autres. M.
Godeau, parmi les financiers, était des plus classiques qu'on
[5]
pût voir, c'est-à-dire des plus gros; pour l'instant il avait
la goutte, chose fort à la mode en ce temps-là, comme l'est
à présent la migraine. Couché sur une chaise longue, les
yeux à demi fermés, il se dorlotait au fond d'un boudoir.
Les panneaux de glaces qui l'environnaient répétaient
majestueusement de toutes parts son énorme personne;
[10]
des sacs pleins d'or couvraient sa table; autour de lui, les
meubles, les lambris, les portes, les serrures, la cheminée,
le plafond, étaient dorés; son habit l'était; je ne sais si sa
cervelle ne l'était pas aussi. Il calculait les suites d'une
[15]
petite affaire qui ne pouvait manquer de lui rapporter
quelques milliers de louis; il daignait en sourire tout seul,
lorsqu'on lui annonça Croisilles, qui entra d'un air humble
mais résolu, et dans tout le désordre qu'on peut supposer
d'un homme qui a grande envie de se noyer. M. Godeau
[20]
fut un peu surpris de cette visite inattendue; il crut que
sa fille avait fait quelque emplette; il fut confirmé dans
cette pensée en la voyant paraître presque en même temps
que le jeune homme. Il fit signe à Croisilles, non pas de
s'asseoir, mais de parler. La demoiselle prit place sur un
[25]
sofa, et Croisilles, resté debout, s'exprima à peu près en
ces termes:
--Monsieur, mon père vient de faire faillite. La banqueroute
d'un associé l'a forcé à suspendre ses payements,
et, ne pouvant assister à sa propre honte, il s'est enfui en
[30]
Amérique, après avoir donné à ses créanciers jusqu'à son
dernier sou. J'étais absent lorsque cela s'est passé; j'arrive,
et il y a deux heures que je sais cet événement. Je
Page 254
suis absolument sans ressources et déterminé à mourir.
Il est très-probable qu'en sortant de chez vous je vais me
jeter à l'eau. Je l'aurais déjà fait, selon toute apparence,
si le hasard ne m'avait fait rencontrer mademoiselle votre
[5]
fille tout à l'heure. Je l'aime, monsieur, du plus profond
de mon coeur; il y a deux ans que je suis amoureux d'elle,
et je me suis tu jusqu'ici à cause du respect que je lui dois;
mais aujourd'hui, en vous le déclarant, je remplis un devoir
indispensable, et je croirais offenser Dieu si, avant de
[10]
me donner la mort, je ne venais pas vous demander si vous
voulez, que j'épouse mademoiselle Julie. Je n'ai pas la
moindre espérance que vous m'accordiez cette demande,
mais je dois néanmoins vous la faire; car je suis bon chrétien,
monsieur, et lorsqu'un bon chrétien se voit arrivé à
[15]
un tel degré de malheur, qu'il ne lui soit plus possible de
souffrir la vie, il doit du moins, pour atténuer son crime,
épuiser toutes les chances qui lui restent avant de prendre
un dernier parti.
Au commencement de ce discours, M. Godeau avait
[20]
supposé qu'on venait lui emprunter de l'argent, et il avait
jeté prudemment son mouchoir sur les sacs placés auprès
de lui, préparant d'avance un refus poli, car il avait toujours
eu de la bienveillance pour le père de Croisilles. Mais
quand il eut écouté jusqu'au bout, et qu'il eut compris de
[25]
quoi il s'agissait, il ne douta pas que le pauvre garçon ne
fût devenu complètement fou. Il eut d'abord quelque
envie de sonner et de le faire mettre à la porte; mais il lui
trouva une apparence si ferme, un visage si déterminé,
qu'il eut pitié d'une démence si tranquille. Il se contenta
[30]
de dire à sa fille de se retirer, afin de ne pas l'exposer plus
longtemps à entendre de pareilles inconvenances.
Pendant que Croisilles avait parlé, mademoiselle
Page 255
Godeau était devenue rouge comme une pêche au mois d'août.
Sur l'ordre de son père, elle se retira. Le jeune homme lui
fit un profond salut dont elle ne sembla pas s'apercevoir.
Demeuré seul avec Croisilles, M. Godeau toussa, se souleva,
[5]
se laissa retomber sur ses coussins, et s'efforçant de
prendre un air paternel:
--Mon garçon, dit-il, je veux bien croire que tu ne te
moques pas de moi et que tu as réellement perdu la tête.
Non-seulement j'excuse ta démarche, mais je consens à
[10]
ne point t'en punir. Je suis fâché que ton pauvre diable
de père ait fait banqueroute et qu'il ait décampé; c'est
fort triste, et je comprends assez que cela t'ait tourné la
cervelle. Je veux faire quelque chose pour toi; prends un
pliant et assieds-toi là.
[15]
--C'est inutile, monsieur, répondit Croisilles; du moment
que vous me refusez, je n'ai plus qu'à prendre congé
de vous. Je vous souhaite toutes sortes de prospérités.
--Et où t'en vas-tu?
--Écrire à mon père et lui dire adieu.
[20]
--Eh, que diantre! on jurerait que tu dis vrai; tu vas
te noyer, ou le diable m'emporte.
--Oui, monsieur; du moins je le crois, si le courage ne
m'abandonne pas.
--La belle avance! fi donc! quelle niaiserie! Assieds-toi,
[25]
te dis-je, et écoute-moi.
M. Godeau venait de faire une réflexion fort juste, c'est
qu'il n'est jamais agréable qu'on dise qu'un homme, quel
qu'il soit, s'est jeté à l'eau en nous quittant. Il toussa
donc de nouveau, prit sa tabatière, jeta un regard distrait
[30]
sur son jabot, et continua.
--Tu n'es qu'un sot, un fou, un enfant, c'est clair, tu
ne sais ce que tu dis. Tu es ruiné, voilà ton affaire. Mais,
Page 256
mon cher ami, tout cela ne suffit pas; il faut réfléchir aux
choses de ce monde. Si tu venais me demander... je
ne sais quoi, un bon conseil, eh bien! passe; mais qu'est-ce
que tu veux? tu es amoureux de ma fille?
[5]
--Oui, monsieur, et je vous répète que je suis bien
éloigné de supposer que vous puissiez me la donner pour
femme; mais comme il n'y a que cela au monde qui pourrait
m'empêcher de mourir, si vous croyez en Dieu, comme
je n'en doute pas, vous comprendrez la raison qui
[10]
m'amène.
--Que je croie en Dieu ou non, cela ne te regarde pas,
je n'entends pas qu'on m'interroge; réponds d'abord: Où
as-tu vu ma fille?
--Dans la boutique de mon père et dans cette maison,
[15]
lorsque j'y ai apporté des bijoux pour mademoiselle
Julie.
--Qui est-ce qui t'a dit qu'elle s'appelle Julie? On ne
s'y reconnaît plus, Dieu me pardonne! Mais, qu'elle s'appelle
Julie ou Javotte, sais-tu ce qu'il faut, avant tout,
[20]
pour oser prétendre à la main de la fille d'un fermier
général?
--Non, je l'ignore absolument, à moins que ce ne soit.
d'être aussi riche qu'elle.
--Il faut autre chose, mon cher, il faut un nom.
[25]
--Eh bien! je m'appelle Croisilles.
--Tu t'appelles Croisilles, malheureux! Est-ce un nom
que Croisilles?
--Ma foi, monsieur, en mon âme et conscience, c'est
un aussi beau nom que Godeau.
[30]
--Tu es un impertinent, et tu me le payeras.
--Eh, mon Dieu! monsieur, ne vous fâchez pas; je n'ai
pas la moindre envie de vous offenser. Si vous voyez là
Page 257
quelque chose qui vous blesse, et si vous voulez m'en
punir, vous n'avez que faire de vous mettre en colère: en
sortant d'ici, je vais me noyer.
Bien que M. Godeau se fût promis de renvoyer Croisilles
[5]
le plus doucement possible, afin d'éviter tout scandale,
sa prudence ne pouvait résister à l'impatience de
l'orgueil offensé; l'entretien auquel il essayait de se
résigner lui paraissait monstrueux en lui-même; je laisse à
penser ce qu'il éprouvait en s'entendant parler de la
[10]
sorte.
--Écoute, dit-il presque hors de lui et résolu à en finir
à tout prix, tu n'es pas tellement fou que tu ne puisses
comprendre un mot de sens commun. Es-tu riche?...
Non. Es-tu noble? Encore moins. Qu'est-ce que
[15]
c'est que la frénésie qui t'amène? Tu viens me tracasser,
tu crois faire un coup de tête; tu sais parfaitement bien
que c'est inutile; tu veux me rendre responsable de ta
mort. As-tu à te plaindre de moi? dois-je un sou à ton
père? est-ce ma faute si tu en es là? Eh, mordieu! on se
[20]
noie et on se tait.
--C'est ce que je vais faire de ce pas; je suis votre très
humble serviteur.
--Un moment! il ne sera pas dit que tu auras eu en
vain recours à moi. Tiens, mon garçon, voilà quatre louis
[25]
d'or; va-t'en dîner à la cuisine, et que je n'entende plus
parler de toi.
--Bien obligé, je n'ai pas faim, et je n'ai que faire de
votre argent!
Croisilles sortit de la chambre, et le financier, ayant
[30]
mis sa conscience en repos par l'offre qu'il venait de faire
se renfonça de plus belle dans sa chaise et reprit ses
Méditations.
Page 258
Mademoiselle Godeau, pendant ce temps-là, n'était pas
si loin qu'on pouvait le croire; elle s'était, il est vrai,
retirée par obéissance pour son père; mais, au lieu de regagner
sa chambre, elle était restée à écouter derrière la
[5]
porte. Si l'extravagance de Croisilles lui paraissait
inconcevable, elle n'y voyait du moins rien d'offensant;
car l'amour, depuis que le monde existe, n'a jamais passé
pour offense; d'un autre côté, comme il n'était pas possible
de douter du désespoir du jeune homme, mademoiselle
[10]
Godeau se trouvait prise à la fois par les deux
sentiments les plus dangereux aux femmes, la compassion et
la curiosité. Lorsqu'elle vit l'entretien terminé et Croisilles
prêt à sortir, elle traversa rapidement le salon où elle se
trouvait, ne voulant pas être surprise aux aguets, et elle
[15]
se dirigea vers son appartement; mais presque aussitôt
elle revint sur ses pas. L'idée que Croisilles allait peut-être
réellement se donner la mort lui troubla le coeur
malgré elle. Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait,
elle marcha à sa rencontre; le salon était vaste, et les deux
[20]
jeunes gens vinrent lentement au-devant l'un de l'autre.
Croisilles était pâle comme la mort, et mademoiselle Godeau
cherchait vainement quelque parole qui pût exprimer
ce qu'elle sentait. En passant à côté de lui, elle
laissa tomber à terre un bouquet de violettes qu'elle
[25]
tenait à la main. Il se baissa aussitôt, ramassa le bouquet
et le présenta à la jeune fille pour le lui rendre; mais,
au lieu de le reprendre, elle continua sa route sans
prononcer un mot, et entra dans le cabinet de son père.
Croisilles, resté seul, mit le bouquet dans son sein, et sortit de
[30]
la maison le coeur agité, ne sachant trop que penser de
cette aventure.
Page 259
III
A peine avait-il fait quelques pas dans la rue, qu'il vit
accourir son fidèle Jean, dont le visage exprimait la joie.
--Qu'est-il arrivé? lui demanda-t-il; as-tu quelque
nouvelle à m'apprendre?
[5]
--Monsieur, répondit Jean, j'ai à vous apprendre que
les scellés sont levés, et que vous pouvez rentrer chez
vous. Toutes les dettes de votre père payées, vous restez
propriétaire de la maison. Il est bien vrai qu'on a
emporté tout ce qu'il y avait d'argent et de bijoux, et
[10]
qu'on a même enlevé les meubles; mais enfin la maison
vous appartient, et vous n'avez pas tout perdu. Je cours
partout depuis une heure, ne sachant ce que vous étiez
devenu, et j'espère, mon cher maitre, que vous serez assez
sage pour prendre un parti raisonnable.
[15]
--Quel parti veux-tu que je prenne?
--Vendre cette maison, monsieur, c'est toute votre
fortune; elle vaut une trentaine de mille francs. Avec
cela, du moins, on ne meurt pas de faim; et qui vous
empêcherait d'acheter un petit fonds de commerce qui ne
[20]
manquerait pas de prospérer?
--Nous verrons cela, répondit Croisilles, tout en se
hâtant de prendre le chemin de sa rue. Il lui tardait de
revoir le toit paternel; mais, lorsqu'il y fut arrivé, un si
triste spectacle s'offrit à lui, qu'il eut à peine le courage
[25]
d'entrer. La boutique en désordre, les chambres désertes,
l'alcôve de son père vide, tout présentait à ses regards la
nudité de la misère. Il ne restait pas une chaise; tous les
tiroirs avaient été fouillés, le comptoir brisé, la caisse
emportée; rien n'avait échappé aux recherches avides des
[30]
créanciers et de la justice, qui, après avoir pillé la maison,
Page 260
étaient partis, laissant les portes ouvertes, comme pour
témoigner aux passants que leur besogne était accomplie.
--Voilà donc, s'écria Croisilles, voilà donc ce qui reste
de trente ans de travail et de la plus honnête existence,
[5]
faute d'avoir eu à temps, au jour fixe, de quoi faire
honneur à une signature imprudemment engagée!
Pendant que le jeune homme se promenait de long en
large, livré aux plus tristes pensées, Jean paraissait fort
embarrassé. Il supposait que son maitre était sans argent,
[10]
et qu'il pouvait même n'avoir pas dîné. Il cherchait
donc quelque moyen pour le questionner là-dessus,
et pour lui offrir, en cas de besoin, une part de ses économies.
Après s'être mis l'esprit à la torture pendant un
quart d'heure pour imaginer un biais convenable, il ne
[15]
trouva rien de mieux que de s'approcher de Croisilles, et
de lui demander d'une voix attendrie:
--Monsieur aime-t-il toujours les perdrix aux choux?
Le pauvre homme avait prononcé ces mots avec un accent
à la fois si burlesque et si touchant, que Croisilles,
[20]
malgré sa tristesse, ne put s'empêcher d'en rire.
--Et à propos de quoi cette question? dit-il.
--Monsieur, répondit Jean, c'est que ma femme m'en
fait cuire une pour mon dîner, et si par hasard vous les
aimiez toujours...
[25]
Croisilles avait entièrement oublié jusqu'à ce moment la
somme qu'il rapportait à son père; la proposition de Jean
le fit se ressouvenir que ses poches étaient pleines d'or.
--Je te remercie de tout mon coeur, dit-il au vieillard,
et j'accepte avec plaisir ton diner; mais, si tu es inquiet
[30]
de ma fortune, rassure-toi, j'ai plus d'argent qu'il ne m'en
faut pour avoir ce soir un bon souper que tu partageras
à ton tour avec moi.
Page 261
En parlant ainsi, il posa sur la cheminée quatre bourses
bien garnies, qu'il vida, et qui contenaient chacune
cinquante louis.
--Quoique cette somme ne m'appartienne pas, ajouta-t-il,
[5]
je puis en user pour un jour ou deux. A qui faut-ils
que je m'adresse pour la faire tenir à mon père?
--Monsieur, répondit Jean avec empressement, votre
père m'a bien recommandé de vous dire que cet argent
vous appartenait; et si je ne vous en parlais point, c'est
[10]
que je ne savais pas de quelle manière vos affaires de
Paris s'étaient terminées. Votre père ne manquera de
rien là-bas; il logera chez un de vos correspondants, qui
le recevra de son mieux; il a d'ailleurs emporté ce qu'il
lui faut, car il était bien sûr d'en laisser encore de trop, et
[15]
ce qu'il a, laissé, monsieur, tout ce qu'il a laissé, est à vous,
il vous le marque lui-même dans sa lettre, et je suis expressément
chargé de vous le répéter. Cet or est donc aussi
légitimement votre bien que cette maison où nous sommes.
Je puis vous rapporter les paroles mêmes que votre
[20]
père m'a dites en partant: «Que mon fils me pardonne de
le quitter; qu'il se souvienne seulement pour m'aimer que
je suis encore en ce monde, et qu'il use de ce qui restera
après mes dettes payées, comme si c'était mon héritage.»
Voilà, monsieur, ses propres expressions; ainsi remettez
[25]
ceci dans votre poche, et puisque vous voulez bien mon
diner, allons, je vous prie, à la maison.
La joie et la sincérité qui brillaient dans les yeux de
Jean ne laissaient aucun doute à Croisilles. Les paroles
de son père l'avaient ému à tel point qu'il ne put retenir
[30]
ses larmes; d'autre part, dans un pareil moment, quatre
mille francs n'étaient pas une bagatelle. Pour ce qui
regardait la maison, ce n'était point une ressource certaine,
Page 262
car on ne pouvait en tirer parti qu'en la vendant, chose
longue et difficile. Tout cela cependant ne laissait pas
que d'apporter un changement considérable à la situation
dans laquelle se trouvait le jeune homme; il se sentit
[5]
tout à coup attendri, ébranlé dans sa funeste résolution, et,
pour ainsi dire, à la fois plus triste et moins désolé. Après
avoir fermé les volets de la boutique, il sortit de la maison
avec Jean, et, en traversant de nouveau la ville, il ne put
s'empêcher de songer combien c'est peu de chose que nos
[10]
afflictions, puisqu'elles servent quelquefois à nous faire
trouver une joie imprévue dans la plus faible lueur d'espérance.
Ce fut avec cette pensée qu'il se mit à table à
côté de son vieux serviteur, qui ne manqua point, durant
le repas, de faire tous ses efforts pour l'égayer.
[15]
Les étourdis ont un heureux défaut: ils se désolent
Aisément, mais ils n'ont même pas le temps de se consoler,
tant il leur est facile de se distraire. On se tromperait de
les croire insensibles ou égoïstes; ils sentent peut-être plus
vivement que d'autres, et ils sont très capables de se
[20]
brûler la cervelle dans un moment de désespoir; mais, ce
moment passé, s'ils sont encore en vie, il faut qu'ils aillent
diner, qu'ils boivent et mangent comme à l'ordinaire,
pour fondre ensuite en larmes en se couchant. La joie et
la douleur ne glissent pas sur eux; elles les traversent
[25]
comme des flèches: bonne et violente nature qui sait
souffrir, mais qui ne peut pas mentir, dans laquelle
on lit tout à nu, non pas fragile et vide comme le
verre, mais pleine et transparente comme le cristal de
roche.
[30]
Après avoir trinqué avec Jean, Croisilles, au lieu de se
noyer, s'en alla à la comédie. Debout dans le fond du
parterre, il tira de son sein le bouquet de mademoiselle
Page 263
Godeau, et, pendant qu'il en respirait le parfum dans un
profond recueillement, il commença à penser d'un esprit
plus calme à son aventure du matin. Dès qu'il y eut réfléchi
quelque temps, il vit clairement la vérité, c'est-à-dire
[5]
que la jeune fille, en lui laissant son bouquet entre les
mains et en refusant de le reprendre, avait voulu lui
donner une marque d'intérêt; car autrement ce refus et
ce silence n'auraient été qu'une preuve de mépris, et cette
supposition n'était pas possible. Croisilles jugea donc
[10]
que mademoiselle Godeau avait le coeur moins dur que
monsieur son père, et il n'eut pas de peine à se souvenir
que le visage de la demoiselle, lorsqu'elle avait traversé le
salon, avait exprimé une émotion d'autant plus vraie
qu'elle semblait involontaire. Mais cette émotion était-elle
[15]
de l'amour ou seulement de la pitié, ou moins encore
peut-être, de l'humanité? Mademoiselle Godeau avait-elle
craint de le voir mourir, lui, Croisilles, ou seulement
d'être la cause de la mort d'un homme, quel qu'il fût?
Bien que fané et à demi effeuillé, le bouquet avait encore
[20]
une odeur si exquise et une si galante tournure, qu'en le
respirant et en le regardant, Croisilles ne put se défendre
d'espérer. C'était une guirlande de roses autour d'une
touffe de violettes. Combien de sentiments et de mystères
un Turc aurait lus dans ces fleurs, en interprétant leur
[25]
langage! Mais il n'y a que faire d'être turc en pareille
circonstance. Les fleurs qui tombent du sein d'une jolie
femme, en Europe comme en Orient, ne sont jamais
muettes; quand elles ne raconteraient que ce qu'elles ont
vu lorsqu'elles reposaient sur une belle gorge, ce serait
[30]
assez pour un amoureux, et elles le racontent en effet.
Les parfums ont plus d'une ressemblance avec l'amour, et
il y a même des gens qui pensent que l'amour n'est qu'une
Page 264
sorte de parfum; il est vrai que la fleur qui l'exhale est la
plus belle de la création.
Pendant que Croisilles divaguait ainsi, fort peu attentif
à la tragédie qu'on représentait pendant ce temps-là,
[5]
mademoiselle Godeau elle-même parut dans une loge en
face de lui. L'idée ne lui vint pas que, si elle l'apercevait,
elle pourrait bien trouver singulier de le voir là après ce
qui venait de se passer. Il fit au contraire tous ses efforts
pour se rapprocher d'elle; mais il n'y put parvenir. Une
[10]
figurante de Paris était venue en poste jouer Mérope, et
la foule était si serrée, qu'il n'y avait pas moyen de bouger.
Faute de mieux, il se contenta donc de fixer ses regards
sur sa belle, et de ne pas la quitter un instant des yeux.
Il remarqua qu'elle semblait préoccupée, maussade, et
[15]
qu'elle ne parlait à personne qu'avec une sorte de répugnance.
Sa loge était entourée, comme on peut penser, de
tout ce qu'il y avait de petits-maîtres normands dans la
ville; chacun venait à son tour passer devant elle à la
galerie, car, pour entrer dans la loge même qu'elle occupait,
[20]
cela n'était pas possible, attendu que monsieur son
père en remplissait seul, de sa personne, plus des trois
quarts. Croisilles remarqua encore qu'elle ne lorgnait
point et qu'elle n'écoutait pas la pièce. Le coude appuyé
sur la balustrade, le menton dans sa main, le regard distrait,
[25]
elle avait l'air, au milieu de ses atours, d'une statue
de Vénus déguisée en marquise; l'étalage de sa robe et de
sa coiffure, son rouge, sous lequel on devinait sa pâleur,
toute la pompe de sa toilette, ne faisaient que mieux
ressortir son immobilité. Jamais Croisilles ne l'avait vue
[30]
si jolie. Ayant trouvé moyen, pendant l'entr'acte, de
s'échapper de la cohue, il courut regarder au carreau de
la loge, et, chose étrange, à peine y eut-il mis la tête, que
Page 265
mademoiselle Godeau, qui n'avait pas bougé depuis une
heure, se retourna. Elle tressaillit légèrement en l'apercevant,
et ne jeta sur lui qu'un coup d'oeil; puis elle reprit
sa première posture. Si ce coup d'oeil exprimait la
[5]
surprise, l'inquiétude, le plaisir de l'amour; s'il voulait
dire: «Quoi! vous n'êtes pas mort!» ou: «Dieu soit béni!
vous voilà vivant!» je ne me charge pas de le démêler;
toujours est-il que, sur ce coup d'oeil, Croisilles se jura
tout bas de mourir ou de se faire aimer.
IV
De tous les obstacles qui nuisent à l'amour, l'un des
[10]
plus grands est sans contredit ce qu'on appelle la fausse
honte, qui en est bien une très-véritable. Croisilles n'avait
pas ce triste défaut que donnent l'orgueil et la timidité;
il n'était pas de ceux qui tournent pendant des mois
entiers autour de la femme qu'ils aiment, comme un chat
[15]
autour d'un oiseau en cage. Dès qu'il eut renoncé à se
noyer, il ne songea plus qu'à faire savoir à sa chère Julie
qu'il vivait uniquement pour elle; mais comment le lui
dire? S'il se présentait une seconde fois à l'hôtel du fermier
général, il n'était pas douteux que M. Godeau ne le fit
[20]
mettre au moins à la porte. Julie ne sortait jamais qu'avec
une femme de chambre, quand il lui arrivait d'aller à pied;
il était donc inutile d'entreprendre de la suivre. Passer
les nuits sous les croisées de sa maîtresse est une folie
chère aux amoureux, mais qui, dans le cas présent, était
[25]
plus inutile encore. J'ai dit que Croisilles était fort
religieux; il ne lui vint donc pas à l'esprit de chercher à
rencontrer sa belle à l'église. Comme le meilleur parti,
quoique le plus dangereux, est d'écrire aux gens lorsqu'on
Page 266
ne peut leur parler soi-même, il écrivit dès le lendemain.
Sa lettre n'avait, bien entendu, ni ordre ni raison. Elle
était à peu près conçue en ces termes:
«Mademoiselle,
[5]
«Dites-moi au juste, je vous en supplie, ce qu'il faudrait
posséder de fortune pour pouvoir prétendre à vous épouser.
Je vous fais là une étrange question; mais je vous aime si
éperdument qu'il m'est impossible de ne pas la faire, et
vous êtes la seule personne au monde à qui je puisse
[10]
l'adresser. Il m'a semblé, hier au soir, que vous me
regardiez au spectacle. Je voulais mourir; plût à Dieu que
je fusse mort, en effet, si je me trompe et si ce regard
n'était pas pour moi! Dites-moi si le hasard peut être
assez cruel pour qu'un homme s'abuse d'une manière à la
[15]
fois si triste et si douce? J'ai cru que vous m'ordonniez
de vivre. Vous êtes riche, belle, je le sais; votre père est
orgueilleux et avare, et vous avez le droit d'être fière;
mais je vous aime, et le reste est un songe. Fixez sur moi
ces yeux charmants, pensez à ce que peut l'amour, puisque
[20]
je souffre, que j'ai tout lieu de craindre, et que je ressens
une inexprimable jouissance à vous écrire cette folle
lettre qui m'attirera peut-être votre colère; mais pensez
aussi, mademoiselle, qu'il y a un peu de votre faute dans
cette folie. Pourquoi m'avez-vous laissé ce bouquet?
[25]
Mettez-vous un instant, s'il se peut, à ma place; j'ose
croire que vous m'aimez, et j'ose vous demander de me le
dire. Pardonnez-moi, je vous en conjure. Je donnerais
mon sang pour être certain de ne pas vous offenser, et pour
vous voir écouter mon amour avec ce sourire d'ange qui
[30]
n'appartient qu'à vous. Quoi que vous fassiez, votre
image m'est restée; vous ne l'effacerez qu'en m'arrachant
Page 267
le coeur. Tant que votre regard vivra dans mon souvenir,
tant que ce bouquet gardera un reste de parfum, tant
qu'un mot voudra dire qu'on aime, je conserverai quelque
espérance.»
[5]
Après avoir cacheté sa lettre, Croisilles s'en alla devant
l'hôtel Godeau, et se promena de long en large dans la rue,
jusqu'à ce qu'il vît sortir un domestique. Le hasard, qui
sert toujours les amoureux en cachette, quand il le peut
sans se compromettre, voulut que la femme de chambre
[10]
de mademoiselle Julie etait résolu ce jour-là de faire
emplette d'un bonnet. Elle se rendait chez la marchande de
modes, lorsque Croisilles l'aborda, lui glissa un louis dans
la main, et la pria de se charger de sa lettre. Le marché
fut bientôt conclu; la servante prit l'argent pour payer son
[15]
bonnet, et promit de faire la commission par reconnaissance.
Croisilles, plein de joie, revint à sa maison et
s'assit devant sa porte, attendant la réponse.
Avant de parler de cette réponse, il faut dire un mot de
mademoiselle Godeau. Elle n'était pas tout à fait exempte
[20]
de la vanité de son père, mais son bon naturel y remédiait.
Elle était, dans la force du terme, ce qu'on nomme
un enfant gâté. D'habitude elle parlait fort peu, et jamais
on ne la voyait tenir une aiguille; elle passait les journées
à sa toilette, et les soirées sur un sofa, n'ayant pas l'air
[25]
d'entendre la conversation. Pour ce qui regardait sa
parure, elle était prodigieusement coquette, et son propre
visage était à coup sûr ce qu'elle avait le plus considéré en
ce monde. Un pli à sa collerette, une tache d'encre à son
doigt, l'auraient désolée; aussi, quand sa robe lui plaisait,
[30]
rien ne saurait rendre le dernier regard qu'elle jetait sur
sa glace avant de quitter sa chambre. Elle ne montrait
ni goût ni aversion pour les plaisirs qu'aiment ordinairement
Page 268
les jeunes filles; elle allait volontiers au bal, et elle
y renonçait sans humeur, quelquefois sans motif; le
spectacle l'ennuyait, et elle s'y endormait continuellement.
Quand son père, qui l'adorait, lui proposait de lui
[5]
faire quelque cadeau à son choix, elle était une heure à
se décider, ne pouvant se trouver un désir. Quand M.
Godeau recevait ou donnait à dîner, il arrivait que Julie
ne paraissait pas au salon: elle passait la soirée, pendant
ce temps-là, seule dans sa chambre, en grande toilette, à
[10]
se promener de long en large, son éventail à la main. Si
on lui adressait un compliment, elle détournait la tête, et
si on tentait de lui faire la cour, elle ne répondait que par
un regard à la fois si brillant et si sérieux, qu'elle
déconcertait le plus hardi. Jamais un bon mot ne l'avait fait
[15]
rire; jamais un air d'opéra, une tirade de tragédie, ne
l'avaient émue; jamais, enfin, son coeur n'avait donné
signe de vie, et, en la voyant passer dans tout l'éclat de
sa nonchalante beauté, on aurait pu la prendre pour une
belle somnambule qui traversait ce monde en rêvant.
[20]
Tant d'indifférence et de coquetterie ne semblait pas
aisé à comprendre. Les uns disaient qu'elle n'aimait rien;
les autres, qu'elle n'aimait qu'elle-même. Un seul mot
suffisait cependant pour expliquer son caractère: elle
attendait. Depuis l'âge de quatorze ans, elle avait entendu
[25]
répéter sans cesse que rien n'était aussi charmant qu'elle;
elle en était persuadée; c'est pourquoi elle prenait grand
soin de sa parure: en manquant de respect à sa personne,
elle aurait cru commettre un sacrilège. Elle marchait,
pour ainsi dire, dans sa beauté, comme un enfant dans ses
[30]
habits de fête; mais elle était bien loin de croire que cette
beauté dût rester inutile; sous son apparente insouciance
se cachait une volonté secrète, inflexible, et d'autant plus
Page 269
forte qu'elle était mieux dissimulée. La coquetterie des
femmes ordinaires, qui se dépense en oeillades, en minauderies
et en sourires, lui semblait une escarmouche puérile,
vaine, presque méprisable. Elle se sentait en possession
[5]
d'un trésor, et elle dédaignait de le hasarder au jeu pièce
à pièce: il lui fallait un adversaire digne d'elle; mais, trop
habituée à voir ses désirs prévenus, elle ne cherchait pas
cet adversaire; on peut même dire davantage, elle était
étonnée qu'il se fit attendre. Depuis quatre ou cinq ans
[10]
qu'elle allait dans le monde et qu'elle étalait consciencieusement
ses paniers, ses falbalas et ses belles épaules, il lui
paraissait inconcevable qu'elle n'eût point encore inspiré
une grande passion. Si elle eût dit le fond de sa pensée,
elle eût volontiers répondu à ceux qui lui faisaient des
[15]
compliments: «Eh bien! s'il est vrai que je sois si belle,
que ne vous brûlez-vous la cervelle pour moi?» Réponse
que, du reste, pourraient faire bien des jeunes filles, et que
plus d'une, qui ne dit rien, a au fond du coeur, quelquefois
sur le bord des lèvres.
[20]
Qu'y a-t-il, en effet, au monde, de plus impatientant
pour une femme que d'être jeune, belle, riche, de se regarder
dans son miroir, de se voir parée, digne en tout point
de plaire, toute disposée à se laisser aimer, et de se dire:
On m'admire, on me vante, tout le monde me trouve
[25]
charmante, et personne ne m'aime. Ma robe est de la
meilleure faiseuse, mes dentelles sont superbes, ma coiffure
est irréprochable, mon visage le plus beau de la terre, ma
taille fine, mon pied bien chaussé; et tout cela ne me sert
à rien qu'à aller bâiller dans le coin d'un salon! Si un
[30]
jeune homme me parle, il me traite en enfant; si on me
demande en mariage, c'est pour ma dot; si quelqu'un me
serre la main en dansant, c'est un fat de province; dès que
Page 270
je parais quelque part, j'excite un murmure d'admiration,
mais personne ne me dit, à moi seule, un mot qui me fasse
battre le coeur. J'entends des impertinents qui me louent
tout haut, à deux pas de moi, et pas un regard modeste et
[5]
sincère ne cherche le mien. Je porte une âme ardente,
pleine de vie, et je ne suis, à tout prendre, qu'une jolie
poupée qu'on promène, qu'on fait sauter au bal, qu'une
gouvernante habille le matin et décoiffe le soir, pour
recommencer le lendemain.
[10]
Voilà ce que mademoiselle Godeau s'était dit bien des
fois à elle-même, et il y avait de certains jours où cette
pensée lui inspirait un si sombre ennui, qu'elle restait
muette et presque immobile une journée entière. Lorsque
Croisilles lui écrivit, elle était précisément dans un accès
[15]
d'humeur semblable. Elle venait de prendre son chocolat,
et elle rêvait profondément, étendue dans une bergère,
lorsque sa femme de chambre entra et lui remit la
lettre d'un air mystérieux. Elle regarda l'adresse, et,
ne reconnaissant pas l'écriture, elle retomba dans sa
[20]
distraction. La femme de chambre se vit alors forcée
d'expliquer de quoi il s'agissait, ce qu'elle fit d'un air
assez déconcerté, ne sachant trop comment la jeune fille
prendrait cette démarche. Mademoiselle Godeau écouta
sans bouger, ouvrit ensuite la lettre, et y jeta seulement
[25]
un coup d'oeil elle demanda aussitôt une feuille de papier,
et écrivit nonchalamment ce peu de mots:
«Eh, mon Dieu! non, monsieur, je ne suis pas fière. Si
vous aviez seulement cent mille écus, je vous épouserais
très-volontiers.»
[30]
Telle fut la réponse que la femme de chambre rapporta
sur-le-champ à Croisilles, qui lui donna encore un louis
pour sa peine.
Page 271
V
Cent mille écus, comme dit le proverbe, ne se trouvent
pas dans le pas d'un âne; et si Croisilles eût été défiant, il
eût pu croire, en lisant la lettre de mademoiselle Godeau,
qu'elle était folle ou qu'elle se moquait de lui. Il ne pensa
[5]
pourtant ni l'un ni l'autre; il ne vit rien autre chose, sinon
que sa chère Julie l'aimait, qu'il lui fallait cent mille écus,
et il ne songea, dès ce moment, qu'à tâcher de se les
procurer.
Il possédait deux cents louis comptant, plus une maison
[10]
qui, comme je l'ai dit, pouvait valoir une trentaine de
mille francs. Que faire? Comment s'y prendre pour que
ces trente-quatre mille francs en devinssent tout à coup
trois cent mille? La première idée qui vint à l'esprit du
jeune homme fut de trouver une manière quelconque de
[15]
jouer à croix ou pile toute sa fortune; mais, pour cela, il
fallait vendre la maison. Croisilles commença donc par
coller sur sa porte un écriteau portant que sa maison était
à vendre; puis, tout en rêvant à ce qu'il ferait de l'argent
qu'il pourrait en tirer, il attendit un acheteur.
[20]
Une semaine s'écoula, puis une autre; pas un acheteur
ne se présenta. Croisilles passait ses journées à se désoler
avec Jean, et le désespoir s'emparait de lui, lorsqu'un
brocanteur juif sonna à sa porte.
--Cette maison est à vendre, monsieur. En êtes-vous
[25]
le propriétaire?
--Oui, monsieur.
--Et combien vaut-elle?
--Trente mille francs, à ce que je crois; du moins je
l'ai entendu dire à mon père.
[30]
Le juif visita toutes les chambres, monta au premier,
Page 272
descendit à la cave, frappa sur les murailles, compta les
marches de l'escalier, fit tourner les portes sur leurs gonds
et les clefs dans les serrures, ouvrit et ferma les fenêtres;
puis enfin, après avoir tout bien examiné, sans dire un mot
[5]
et sans faire la moindre proposition, il salua Croisilles et
se retira.
Croisilles, qui, durant une heure, l'avait suivi le coeur
palpitant, ne fut pas, comme on pense, peu désappointé
de cette retraite silencieuse. Il supposa que le juif avait
[10]
voulu se donner le temps de réfléchir, et qu'il reviendrait
incessamment. Il l'attendit pendant huit jours, n'osant
sortir de peur de manquer sa visite, et regardant à la
fenêtre du matin au soir; mais ce fut en vain: le juif ne
reparut point. Jean, fidèle à son triste rôle de raisonneur,
[15]
faisait, comme on dit, de la morale à son maitre, pour le
dissuader de vendre sa maison d'une manière si précipitée
et dans un but si extravagant. Mourant d'impatience,
d'ennui et d'amour, Croisilles prit un matin ses deux cents
louis et sortit, résolu à tenter la fortune avec cette somme,
[20]
puisqu'il n'en pouvait avoir davantage.
Les tripots, dans ce temps-là, n'étaient pas publics, et
l'on n'avait pas encore inventé ce raffinement de civilisation
qui permet au premier venu de se ruiner à toute heure,
dès que l'envie lui en passe par la tête. A peine Croisilles
[25]
fut-il dans la rue qu'il s'arrêta, ne sachant où aller risquer
son argent. Il regardait les maisons du voisinage, et les
toisait les unes après les autres, tâchant de leur trouver
une apparence suspecte et de deviner ce qu'il cherchait.
Un jeune homme de bonne mine, vêtu d'un habit magnifique,
[30]
vint à passer. A en juger par les dehors, ce ne
pouvait être qu'un fils de famille. Croisilles l'aborda
Poliment.
Page 273
--Monsieur, lui dit-il, je vous demande pardon de la
liberté que je prends. J'ai deux cents louis dans ma poche
et je meurs d'envie de les perdre ou d'en avoir davantage.
Ne pourriez-vous pas m'indiquer quelque honnête endroit
[5]
où se font ces sortes de choses?
A ce discours assez étrange, le jeune homme partit d'un
éclat de rire.
--Ma foi! monsieur, répondit-il, si vous cherchez un
mauvais lieu, vous n'avez qu'à me suivre, car j'y vais.
[10]
Croisilles le suivit, et au bout de quelques pas ils
entrèrent tous deux dans une maison de la plus belle apparence,
où ils furent reçus le mieux du monde par un vieux gentilhomme
de fort bonne compagnie. Plusieurs jeunes gens
étaient déjà assis autour d'un tapis vert: Croisilles y prit
[15]
modestement une place, et en moins d'une heure ses deux
cents louis furent perdus.
Il sortit aussi triste que peut l'être un amoureux qui se
croit aimé. Il ne lui restait pas de quoi dîner, mais ce
n'était pas ce qui l'inquiétait.
[20]
--Comment ferai-je à présent, se demanda-t-il, pour
me procurer de l'argent? A qui m'adresser dans cette
ville? Qui voudra me prêter seulement cent louis sur
cette maison que je ne puis vendre?
Pendant qu'il était dans cet embarras, il rencontra son
[25]
brocanteur juif. Il n'hésita pas à s'adresser à lui, et, en
sa qualité d'étourdi, il ne manqua pas de lui dire dans
quelle situation il se trouvait. Le juif n'avait pas grande
envie d'acheter la maison; il n'était venu la voir que par
curiosité, ou, pour mieux dire, par acquit de conscience,
[30]
comme un chien entre en passant dans une cuisine dont
la porte est ouverte, pour voir s'il n'y a rien à voler; mais
il vit Croisilles si désespéré, si triste, si dénué de toute
Page 274
ressource, qu'il ne put résister à la tentation de profiter de
sa misère, au risque de se gêner un peu pour payer la maison.
Il lui en offrit donc à peu près le quart de ce qu'elle:
valait. Croisilles lui sauta au cou, l'appela son ami et son
[5]
sauveur, signa aveuglément un marché à faire dresser les
cheveux sur la tête, et, dès le lendemain, possesseur de quatre
cents nouveaux louis, il se dirigea derechef vers le tripot
où il avait été si poliment et si lestement ruiné la veille.
En s'y rendant, il passa sur le port. Un vaisseau allait
[10]
en sortir; le vent était doux, l'Océan tranquille. De
toutes parts, des négociants, des matelots, des officiers de
marine en uniforme, allaient et venaient. Des crocheteurs
transportaient d'énormes ballots pleins de marchandises.
Les passagers faisaient leurs adieux; de légères
[15]
barques flottaient de tous côtés; sur tous les visages on
lisait la crainte, l'impatience ou l'espérance; et, au milieu
de l'agitation qui l'entourait, le majestueux navire se
balançait doucement, gonflant ses voiles orgueilleuses.
--Quelle admirable chose, pensa Croisilles, que de
[20]
risquer ainsi ce qu'on possède, et d'aller chercher au delà
des mers une périlleuse fortune! Quelle émotion de regarder
partir ce vaisseau chargé de tant de richesses, du
bien-être de tant de familles! Quelle joie de le voir revenir,
rapportant le double de ce qu'on lui a confié, rentrant
[25]
plus fier et plus riche qu'il n'était parti! Que ne
suis-je un de ces marchands! Que ne puis-je jouer ainsi
mes quatre cents louis! Quel tapis vert que cette mer
immense, pour y tenter hardiment le hasard! Pourquoi
n'achèterais-je pas quelques ballots de toiles ou de
[30]
soieries? qui m'en empêche, puisque j'ai de l'or? Pourquoi
ce capitaine refuserait-il de se charger de mes marchandises?
Et qui sait? au lieu d'aller perdre cette pauvre et
Page 275
unique somme dans un tripot, je la doublerais, je la triplerais
peut-être par une honnête industrie. Si Julie m'aime
véritablement, elle attendra quelques années, et elle me
restera fidèle jusqu'à ce que je puisse l'épouser. Le commerce
[5]
procure quelquefois des bénéfices plus gros qu'on
ne pense; il ne manque pas d'exemples, en ce monde, de
fortunes rapides, surprenantes, gagnées ainsi sur ces flots
changeants; pourquoi la Providence ne bénirait-elle pas
une tentative faite dans un but si louable, si digne de sa
[10]
protection? Parmi ces marchands qui ont tant amassé
et qui envoient des navires aux deux bouts de la terre, plus
d'un a commencé par une moindre somme que celle que
j'ai là. Ils ont prospéré avec l'aide de Dieu; pourquoi ne
pourrais-je pas prospérer à mon tour? Il me semble qu'un
[15]
bon vent souffle dans ces voiles, et que ce vaisseau inspire
la confiance. Allons! le sort en est jeté, je vais m'adresser
à ce capitaine qui me parait aussi de bonne mine, j'écrirai
ensuite à Julie, et je veux devenir un habile négociant.
Le plus grand danger que courent les gens qui sont
[20]
habituellement un peu fous, c'est de le devenir tout à
fait par instants. Le pauvre garçon, sans réfléchir davantage,
mit son caprice à exécution. Trouver des marchandises
à acheter lorsqu'on a de l'argent et qu'on ne s'y
connaît pas, c'est la chose du monde la moins difficile.
[25]
Le capitaine, pour obliger Croisilles, le mena chez un
fabricant de ses amis qui lui vendit autant de toiles et de
soieries qu'il put en payer; le tout, mis dans une charrette,
fut promptement transporté à bord. Croisilles, ravi et
plein d'espérance, avait écrit lui-même en grosses lettres
[30]
son nom sur ses ballots. Il les regarda s'embarquer avec
une joie inexprimable; l'heure du départ arriva bientôt,
et le navire s'éloigna de la côte.
Page 276
VI
Je n'ai pas besoin de dire que, dans cette affaire, Croisilles
n'avait rien gardé. D'un autre côté, sa maison était
vendue; il ne lui restait pour tout bien que les habits qu'il
avait sur le corps; point de gîte, et pas un denier. Avec
[5]
toute la bonne volonté possible, Jean ne pouvait supposer
que son maître fût réduit à un tel dénûment; Croisilles
était, non pas trop fier, mais trop insouciant pour le dire;
il prit le parti de coucher à la belle étoile, et, quant aux
repas, voici le calcul qu'il fit: il présumait que le vaisseau
[10]
qui portait sa fortune mettrait six mois à revenir au Havre;
il vendit, non sans regret, une montre d'or que son père
lui avait donnée, et qu'il avait heureusement gardée; il
en eut trente-six livres. C'était de quoi vivre à peu près
six mois avec quatre sous par jour. Il ne douta pas que
[15]
ce ne fût assez, et, rassuré par le présent, il écrivit à
mademoiselle Godeau pour l'informer de ce qu'il avait fait;
il se garda bien, dans sa lettre, de lui parler de sa détresse;
il lui annonça, au contraire, qu'il avait entrepris une opération
de commerce magnifique, dont les résultats étaient
[20]
prochains et infaillibles; il lui expliqua comme quoi la
Fleurette, vaisseau à fret de cent cinquante tonneaux, portait
dans la Baltique ses toiles et ses soieries; il la supplia
de lui rester fidèle pendant un an, se réservant de lui en
demander davantage ensuite, et, pour sa part, il lui jura
[25]
un éternel amour.
Lorsque mademoiselle Godeau reçut cette lettre, elle
était au coin de son feu, et elle tenait à la main, en guise
d'écran, un de ces bulletins qu'on imprime dans les ports,
qui marquent l'entrée et la sortie des navires, et en même
[30]
temps annoncent les désastres. Il ne lui était jamais.
Page 277
arrivé, comme on peut penser, de prendre intérêt à ces
sortes de choses, et elle n'avait jamais jeté les yeux sur
une seule de ces feuilles. La lettre de Croisilles fut cause
qu'elle lut le bulletin qu'elle tenait; le premier mot qui
[5]
frappa ses yeux fut précisément le nom de la Fleurette; le
navire avait échoué sur les côtes de France dans la nuit
même qui avait suivi son départ. L'équipage s'était sauvé
à grand'peine, mais toutes les marchandises avaient été
perdues.
[10]
Mademoiselle Godeau, à cette nouvelle, ne se souvint
plus que Croisilles avait fait devant elle l'aveu de sa
pauvreté; elle en fut aussi désolée que s'il se fût agi d'un
million; en un instant, l'horreur d'une tempête, les vents
en furie, les cris des noyés, la ruine d'un homme qui
[15]
l'aimait, toute une scène de roman, se présentèrent à sa
pensée; le bulletin et la lettre lui tombèrent des mains;
elle se leva dans un trouble extrême, et, le sein palpitant,
les yeux prêts à pleurer, elle se promena à grands
pas, résolue à agir dans cette occasion, et se demandant
[20]
ce qu'elle devait faire.
Il y a une justice à rendre à l'amour, c'est que plus les
motifs qui le combattent sont forts, clairs, simples,
irrécusables, en un mot, moins il a le sens commun, plus la
passion s'irrite, et plus on aime; c'est une belle chose sous
[25]
le ciel que cette déraison du coeur; nous ne vaudrions pas
grand'chose sans elle. Après s'être promenée dans sa
chambre, sans oublier ni son cher éventail, ni le coup d'oeil
à la glace en passant, Julie se laissa retomber dans sa
bergère. Qui l'eût pu voir en ce moment eût joui d'un
[30]
beau spectacle: ses yeux étincelaient, ses joues étaient en
feu; elle poussa un long soupir et murmura avec une joie
et une douleur délicieuses:
Page 278
--Pauvre garçon! il s'est ruiné pour moi!
Indépendamment de la fortune qu'elle devait attendre
de son père, mademoiselle Godeau avait, à elle appartenant,
le bien que sa mère lui avait laissé. Elle n'y avait
[5]
jamais songé; en ce moment, pour la première fois de sa
vie, elle se souvint qu'elle pouvait disposer de cinq cent
mille francs. Cette pensée la fit sourire; un projet bizarre,
hardi, tout féminin, presque aussi fou que Croisilles lui-même,
lui traversa l'esprit; elle berça quelque temps son
[10]
idée dans sa tête, puis se décida à l'exécuter.
Elle commença par s'enquérir si Croisilles n'avait pas
quelque parent ou quelque ami; la femme de chambre
fut mise en campagne. Tout bien examiné, on découvrit,
au quatrième étage d'une vieille maison, une tante à demi
[15]
percluse, qui ne bougeait jamais de son fauteuil, et qui
n'était pas sortie depuis quatre ou cinq ans. Cette pauvre
femme, fort âgée, semblait avoir été mise ou plutôt laissée
au monde comme un échantillon des misères humaines.
Aveugle, goutteuse, presque sourde, elle vivait seule dans
[20]
un grenier; mais une gaieté plus forte que le malheur et
la maladie la soutenait à quatre-vingts ans et lui faisait
encore aimer la vie; ses voisins ne passaient jamais devant
sa porte sans entrer chez elle, et les airs surannés qu'elle
fredonnait égayaient toutes les filles du quartier. Elle
[25]
possédait une petite rente viagère qui suffisait à
l'entretenir; tant que durait le jour, elle tricotait; pour le reste,
elle ne savait pas ce qui s'était passé depuis la mort de
Louis XIV.
Ce fut chez cette respectable personne que Julie se fit
[30]
conduire en secret. Elle se mit pour cela dans tous ses
atours; plumes, dentelles, rubans, diamants, rien ne fut
épargné: elle voulait séduire; mais sa vraie beauté en cette
Page 279
circonstance fut le caprice qui l'entraînait. Elle monta
l'escalier raide et obscur qui menait chez la bonne dame,..
et, après le salut le plus gracieux, elle parla à peu près
ainsi:
[5]
--Vous avez, madame, un neveu nommé Croisilles, qui
m'aime et qui a demandé ma main; je l'aime aussi et
voudrais l'épouser; mais mon père, M. Godeau, fermier
général de cette ville, refuse de nous marier, parce que
votre neveu n'est pas riche. Je ne voudrais pour rien au
[10]
monde être l'occasion d'un scandale, ni causer de la peine
à personne; je ne saurais donc avoir la pensée de disposer
de moi sans le consentement de ma famille. Je viens vous
demander une grâce que je vous supplie de m'accorder; il
faudrait que vous vinssiez vous-même proposer ce mariage
[15]
à mon père. J'ai, grâce à Dieu, une petite fortune qui est
toute à votre service; vous prendrez, quand il vous plaira,
cinq cent mille francs chez mon notaire, vous direz que
cette somme appartient à votre neveu, et elle lui appartient
en effet; ce n'est point un présent que je veux lui faire,
[20]
c'est une dette que je lui paye, car je suis cause de la ruine
de Croisilles, et il est juste que je la répare. Mon père ne
cédera pas aisément; il faudra que vous insistiez et que
vous ayez un peu de courage; je n'en manquerai pas de
mon côté. Comme personne au monde, excepté moi, n'a
[25]
de droit sur la somme dont je vous parle, personne ne
saura jamais de quelle manière elle aura passé entre vos
mains. Vous n'êtes pas très riche non plus, je le sais, et
vous pouvez craindre qu'on ne s'étonne de vous voir doter
ainsi votre neveu; mais songez que mon père ne vous
[30]
connaît pas, que vous vous montrez fort peu par la ville,
et que par conséquent il vous sera facile de feindre que
vous arrivez de quelque voyage. Cette démarche vous
Page 280
coûtera sans doute, il faudra quitter votre fauteuil et
prendre un peu de peine; mais vous ferez deux heureux,
madame, et, si vous avez jamais connu l'amour; j'espère
que vous ne me refuserez pas.
[5]
La bonne dame, pendant ce discours, avait été tour à
tour surprise, inquiète, attendrie et charmée. Le dernier
mot la persuada.
--Oui, mon enfant, répéta-t-elle plusieurs fois, je sais
ce que c'est, je sais ce que c'est!
[10]
En parlant ainsi, elle fit un effort pour se lever; ses
jambes affaiblies la soutenaient à peine; Julie s'avança
rapidement, et lui tendit la main pour l'aider; par un
mouvement presque involontaire, elles se trouvèrent en
un instant dans les bras l'une de l'autre. Le traité fut
[15]
aussitôt conclu; un cordial baiser le scella d'avance, et
toutes les confidences nécessaires s'ensuivirent sans peine.
Toutes les explications étant faites, la bonne dame tira
de son armoire une vénérable robe de taffetas qui avait
été sa robe de noce. Ce meuble antique n'avait pas moins
[20]
de cinquante ans, mais pas une tache, pas un grain de
poussière ne l'avait défloré; Julie en fut dans l'admiration.
On envoya chercher un carrosse de louage, le plus beau qui
fût dans toute la ville. La bonne dame prépara le discours
qu'elle devait tenir à M. Godeau; Julie lui apprit de quelle
[25]
façon il fallait toucher le coeur de son père, et n'hésita pas
à avouer que la vanité était son côté vulnérable.
--Si vous pouviez imaginer, dit-elle, un moyen de
flatter ce penchant, nous aurions partie gagnée.
La bonne dame réfléchit profondément, acheva sa
[30]
toilette sans mot dire, serra la main de sa future nièce,
et monta en voiture. Elle arriva bientôt à l'hôtel Godeau;
là, elle se redressa si bien en entrant, qu'elle semblait
Page 281
rajeunie de dix ans. Elle traversa majestueusement le
salon où était tombé le bouquet de Julie, et, quand la
porte du boudoir s'ouvrit, elle dit d'une voix ferme au
laquais qui la précédait:
[5]
--Annoncez la baronne douairière de Croisilles.
Ce mot décida du bonheur des deux amants; M. Godeau
en fut ébloui. Bien que les cinq cent mille francs lui
semblassent peu de chose, il consentit à tout pour faire de sa
fille une baronne, et elle le fut; qui eût osé lui en contester
le titre? A mon avis, elle l'avait bien gagné.
FIN
NOTES
The full-face figures refer to the pages; the ordinary figures refer to
the lines.
PROSPER MÉRIMÉE
Paris, 1803-Cannes, 1870
Mérimée was at first identified with the Romantic movement, but his
hatred of exaggeration and his cynicism caused him to turn to a simpler
manner. His clear, concise narrative style and his objective manner of
treatment, combined with a grasp of human character, pathos, delicate
analysis, satire and an ability to portray local color and to omit
non-essentials may be said to be his chief characteristics. His test
work is seen in the short stories and in the nouvelles.
Important works (the dates refer to the year of publication): Théâtre
de Clara Gazul (1825), La Jacquerie (1828), Chronique du Règne de
Charles IX (1829), Nouvelles (including: Tamango, Colomba, Vénus
d'Ille, and other shorter stories; from 1830 to 1841), Carmen (1847),
Lokis (1869), Dernières Nouvelles (1873); besides works on travel,
history, archeology, literature and translations (especially from the
Russian). L'Enlèvement de la Redoute was written in 1829 (for La
Revue Française) and Le Coup de Pistolet in 1856 (for Le Moniteur).
Edition: Calmann Lévy.
Criticism: Advanced students should consult Lanson, Histoire de la
littérature française (Hachette, Paris); others may consult Wright's
History of French Literature (Oxford Press). Bibliographies may be
found in both of these works, further details can be found in the
special bibliographies published by Lanson and by Thieme.
L'ENLÈVEMENT DE LA REDOUTE
1.--1. un militaire de mes amis. Compare un de mes amis, a
friend of mine; un mien ami also occurs in popular style. Mérimée
refers to Henri Beyle (Stendhal), French novelist and soldier under
Napoleon, by whom this story was related to him (1783-1843).
8. après avoir lu. Note the use of the perfect infinitive, not the
present, after après.
9. général B * * *. General Berthier, Major-General of Napoleon's
army which invaded Russia; he became Prince and Marshal of France
(1753-1815).--il changea de manières. De is used after changer
when the object is changed for another of the same kind (if the object
is preceded by a modifier, such as a possessive pronoun, changer alone
is used).
15. sa croix. The cross of the Legion of Honor; the cross is not
usually worn, but in its stead a small bow of ribbon.
21. école de Fontainebleau. The reference is not to the present
military school (artillery and engineers) at Fontainebleau, which was
founded in 1871, but to the school which was moved from there to
Saint-Cyr in 1806, and which corresponds to the school at West Point in
the United States.
2.--5. Cheverino. «Le 5 septembre un combat se livra pour la
possession d'une redoute russe sur le tertre de Chévardino, et fit
perdre aux Français 4 ou 5000 hommes, aux Russes 7 ou 8000. Il annonçait
du moins que les Russes avaient pris position et se disposaient, pour
sauver leur capitale, à livrer bataille.» Lavisse et Rambaud, Histoire
générale du IVe siècle à nos jours, vol. IX, p. 787. The battle of
Borodino, known also as the battle of the Moscova, was fought two days
later, September 7, 1812, and Napoleon arrived at Moscow on September
14. On account of the other references in the text to Napoleon the
following note may be found convenient.--Born in Corsica in 1769, he
first distinguished himself by driving the English from Toulon (1793).
He became General-in-Chief of the Army of Italy, and won the celebrated
battles of Arcola (1796), Rivoli (1797), etc.; became First Consul in
1799 and Emperor in 1804; victor in the battles of Austerlitz (1805),
Iéna (1806), Eylau (1807), Friedland (1807), Wagram (1809), he became
the ruler of western Europe. He led the Grande-Armée into Russia in
1812-1813, and never recovered from this disastrous campaign. Europe
rose against him; he was deposed in 1814 and sent to the Island of Elba,
whence he escaped to France in 1815 and ruled, during the Hundred Days,
until he was finally defeated at Waterloo, June 18, 1815. Banished to
Saint Helena, he died there in 1821.
12. auprès duquel. Auprès de expresses a relation nearer than
that expressed by près de.
14. il en coûtera bon. En is often added to coûter when the
latter is used impersonally.
3.--5. la fatigue l'avait emporté. In this idiom the pronoun
refers to an unexpressed noun (prix, choix, etc.).
25. aussitôt que l'ordre...eut été donné. The past anterior is a
literary tense; it is used to express completed action after certain
temporal conjunctions and à peine...que, also with encore, plus tôt,
sitôt, when they are negative and followed by que and when the period
of time is mentioned (il eut bientôt fait son devoir); in all these
cases the pluperfect is used if the action is repeated. The past
anterior is not used in conversation.
30. éprouvasse. The imperfect subjunctive is a literary tense and
is to be avoided in conversation; it may be so avoided by using the
present subjunctive and thus violating the rule for the sequence of
tenses or by using a circumlocution (particularly obnoxious to a
Frenchman's ear are all the forms of this tense in the first
conjugation, except the third person singular).
4.--4. madame de B * * *. Possibly Mérimée was thinking cf his
friend Madame la comtesse de Beaulaincourt, with whom he corresponded.
The Revue des Deux Mondes (August 15, 1879) published a collection of
eleven letters written to her by Mérimée (see also Filon, Mérimée et
ses Amis, 2e éd., Paris, 1909). More probably he refers to Madame de
Boigne, who lived in the street mentioned; he used to read his stories
in her Salon.
7. en voir de grises. For the use of a feminine adjective
referring to no expressed noun compare: j'ai échappé belle, I had a
narrow escape; il se remit à courir de plus belle, he began to run
harder than ever, etc. The feminine adjective in such phrases cannot
always be explained by saying that manière, occasion, chose, etc.,
have been omitted. Similar phrases occur in Italian, Spanish, Old French
and Romanian. Meyer-Lübke, Grammaire des langues romanes, vol. III, §
88, suggests res, causa, or a similar substantive as omitted in the
primitive Latin construction. In certain French phrases the reference
seems to be to balle, an expression borrowed from play--donner la
balle belle, then la donner (or bailler) belle à quelqu'un, to
impose on anyone.
30. ajouta-t-il. The letter t which occurs in such interrogative
forms is not introduced for the sake of euphony, nor is it a survival of
the Latin t of the third person. It arose by analogy with such forms
as est-il, sont-ils, donnent-ils, where the letter forms a part of the
verb.
6.--7. au travers de. Au travers should always be followed
by de, à travers should never be followed by de; the meaning is
the same in each case.
18. que je l'entendis prononcer. Although the second verb has an
object, the object of entendre need not be in the indirect form; with
faire in this construction the object of faire must be Indirect.
7.--1. je n'ai presque plus. Notice that presque is placed
between plus (pas, rien, etc.) and the verb.
26. le général C * * * va vous faire soutenir. Vous is the object
of soutenir, but in this construction the pronoun object of the second
verb is regularly placed in front of faire. General Compans was in
command of two regiments at the assault of the Redoubt, he was one of
Napoleon's distinguished generals; he was made a prisoner at Waterloo
and afterwards became a peer when the Bourbons were restored
(1767-1845).
LE COUP DE PISTOLET
8.--19. je ne sais quel. Note the omission of pas in this
phrase which stands for quelque; note also the omission of pas after
savait in the next sentence (see also note to p. 201, 1. 13).
9.--18. personne... n'eût fait. The imperfect and the
pluperfect subjunctive sometimes occur in conditional sentences contrary
to fact, but only in literary style.
22. lui demandait-on s'il s'était battu, il répondait... que oui.
Si is avoided in the first clause by means of inversion, otherwise two
successive clauses introduced by si would occur; que is used before
oui because oui substitutes a clause (il s'était battu); notice
that no elision occurs before oui.
31. tous. When tous is used without a following noun, s is
Pronounced.
12.--14. celui-là. The meaning here is "still another" or "a
third."
25. précipitamment. This is not an exception to the rule that
-ment is added to the feminine form of the adjective to form the
adverb; adjectives having only two terminations in Latin, that is, those
that had the same form for the masculine and feminine (grandis, etc.)
had the same form for both the masculine and feminine in Old French;
précipitant is both masculine and feminine in Old French and becomes
with the addition of -ment précipitamment by assimilation (see also
note to p.87, l. 17).
13.--4. il la fit partager à toute la compagnie. Compagnie
is the direct object of fit.
14.--1. R... Mérimée uses both this form of abbreviation and
the form which occurs on p. 1, l .9 (cf. also p. 17, l. 26). 16.--7.
de n'avoir pas. Pas is usually placed before the infinitive.
18.--12. dépit... des pires. Mérimée tries to reproduce a
Russian pun by means of a play on these words. He gives the following
note: «Il y a, dans le russe un jeu de mots impossible à traduire:
sdelatsa pianitseiou s'goria, t. c. samym gorkim pia nitseiou.»
20.--24. il y a bien quatre ans que je n'ai touché. Note that
while pas is omitted in this phrase it is used below (p. 21, l. 27) in
voilà cinq ans que je n'en ai pas eu; compare also: il y a cinq
ans que je me mariai (p. 22, l. 18), where there is no negative idea.
21.--10. prendre son verre d'eau-de-vie avant la soupe.
Mérimée gives the following note: «C'est l'usage en Russie de prendre de
l'eau-de-vie un peu avant le diner.»
22.--6. serait-ce vous. The conditional here expresses
uncertainty; it should be rendered in English by "could" not by "would."
24.--14. reviens-nous. Note the use of the indirect object
(instead of à nous) with a verb of motion.
GUY DE MAUPASSANT
Miromesnil (Seine-Supérieure), 1850-Paris, 1893
De Maupassant was a godson and disciple of Flaubert, thus his name is
closely connected with the Naturalistic School, which goes back to
Madame Bovary, Flaubert's masterpiece. The leading writers of this
school are: Flaubert, the de Goncourt brothers, Daudet (only in portions
of his work), Zola and Maupassant. Maupassant is known as a writer of
short stories and as a novelist. His work is at times pessimistic and
morbid, in this respect he represents the worst side of the Naturalists;
he had, however, a remarkable power of observation and the "saving gift
of irony," and was a master of style, the chief characteristics of which
are strength and simplicity. In the artistic composition of the short
story he is probably unsurpassed. Important works: Des Vers (1880),
Une Vie (1883), Bel Ami (1885), Mont Oriol (1881), Pierre et
Jean (1888), Fort comme la Mort (1889), and especially several
collections of Contes.
Edition: Havard, 9 vols.; Ollendorff, 8 vols.
LA MAIN
27.--20. qu'entourent partout de hautes montagnes. Note the
inversion in the relative clause.
28. ce terrible préjugé corse. Compare Mérimée's Colomba.
28.--10. on prétendit que c'était. Prétendre, "to maintain,"
has the construction of a verb of saying, prétendre, "to require" or
"to insist on," takes the subjunctive.
29.--6. qui fumait. Note the relative clause where in English
the participle would be used.
11. cette pays, cette rivage. Illustrations of the frequent
mistakes in gender made by the English.
17. j'avé ...bôcoup. Illustrations of the errors made by the
English in pronouncing French vowels; avais is pronounced avè and
eau in beaucoup should not be drawled; this latter remark applies
generally to French vowels. Nô (l. 24) represents the failure to
nasalize; c'été (for c'était, l. 24) illustrates the error
mentioned in regard to avais; une drap japonaise (p. 30, l. 2),
wrong gender; ma (p. 30, l. 17) for mon; c'été, vené, avé
(11. 17, 18), illustrate mistakes already mentioned; arraché la
peau, that is, la peau avait été arrachée; une caillou
coupante, wrong gender; aoh, represents the English tendency to
diphthongize simple vowels; très bonne pour moi, cette = c'est une
très bonne chose pour moi; je été (l. 30) for j'étais or j'ai
été.
UNE VENDETTA
37.--13. revenir, retourner. These words are not synonymous.
39.--5. pour la lui entrer dedans. Entrer is here
transitive; it is used intransitively in the preceding paragraph.
26. dès qu'elle apercevait. The imperfect is used to express the
repetition of the action; this and the following paragraphs offer good
material for a study of the use of tenses.
L'AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS
41.--1. l'année d'invasion. The reference is to the
Franco-Prussian War of 1870-1871. This war was largely brought on through
The instrumentality of Bismarck, who went so far as to falsify French
telegrams; it resulted in the defeat of France and the loss of the
Alsace-Lorraine territory. The French Emperor, Napoleon III, was
overthrown and the present Republic was established.
9. il aimait se lever tard. Aimer, except in poetry or unless
used colloquially as in this instance, is usually followed by the
infinitive with à; sometimes it is followed by the simple
infinitive,. in this case it is usually in the conditional or it is
accompanied by certain adverbs (mieux, autant, bien, assez, etc.); it
may even be followed by the infinitive with de when the infinitive
gives the cause (je vous aime d'avoir fait cela).
46.--21. des petites bêtes. In familiar style, or when the
words form really only one idea, partition is expressed by de and the
article even when an adjective precedes the noun.
47.--16. on
aperçut l'ennemi. Apercevoir refers especially to the sense of
sight, s'apercevoir de to a mental process (il s'aperçut de son
erreur).
48.--4. cessèrent. Note the plural verb though the singular
subjects are not connected by et.
17. mangeaille, -aille is a derogatory suffix; the force of the
various French suffixes, to which little or no attention is paid in the
ordinary French grammars, may be seen in the Dictionnaire général,
vol. l, pp. 43 ff. and pp. 48 ff.; also in Ayer, Grammaire comparée de
la langue française (4th edition), pp. 300 ff.
49.--25. mon colonel. The possessive pronoun is used by French
soldiers in addressing superior officers.
TOMBOUCTOU
63.--12. bonjou. The letter r is as difficult for Tombouctou as
it is for the negroes in the Southern States. Tombouctou's language is
like the Pidgin-English used in the Orient, he pays no attention to
syntax, but puts his verbs in the first conjugation and in the>
infinitive, that is, he knows only one form of the verb (aimé, cherché;
reconné, etc.); the mistakes will be easily seen (Bézi, p. 53, l.
18, is for Bézières; Empéeu, p. 54, l. 7, is for Empereur;
gives and capules, p. 57, l. 11, are for grives and
crapules; povisions, p. 58, l. 3, for provisions, etc.); gadé,
pésonne = garder, personne (p. 60, l. 5); pati, p. 60, l. 21,
is for parti, one verb which he does not put in the first conjugation;
moi fait mangé colonel, that is, he was the colonel's cook;
Algéie, for Algérie.
EN MER
64.--13. faut couper. Popular omission of the subject pronoun.
19. coupe pas. An example of the popular omission of ne.--je
vas, for je vais; the first person is formed on analogy with the
second and third (vas, va).
19. drait. Dialectic (Norman) for droit; this peculiarity may be
seen in Canadian French, which is partly Norman in origin; the Latin i
and ë became in Old French ei, this sound developed in Modern French
into oi, but the Norman dialect retained the Old French sound
(represented here by ai).
23. aiguë. Note the diaeresis, which indicates that u is
pronounced in this word.
67.--3. à c't'-heure. For à cette heure, a popular phrase
for maintenant; this also illustrates the popular tendency to slur
over syllables and to omit completely the pronunciation of mute e.
11. j'pourrions t'y point. For ne pourrais-je point? The
uneducated often use the first person plural with je; t'y (sometimes
written ti and il) represents the interrogative particle also used
by the uneducated, it arose by analogy with the sound of the final
syllable in such phrases as est-il?, sont-ils?
68.--17. il était
regardant à son bien. Compare the English construction: "he was
looking after his property"; this use of the French present participle
is incorrect.
LES PRISONNIERS
70.--21. tous, boulangers, épiciers, etc. The French are fond
of ridiculing these classes of tradespeople, particularly the
épiciers, the notaires and the pharmaciens; such soldiers would be
far from the martial type.
72.--5. sept~huit. For sept ou huit; v'là, for voilà,
illustrates the popular tendency to slur over syllables.
13. oufrez. For ouvrez; the Germans in speaking a foreign
language confuse voiced and unvoiced consonants, that is, b, d, g, j, v,
become p, t, c, ch, f, and vice versa; these errors will be easily
detected (ché = j'ai; manché = mangé, etc.).
73.--6. Un brave homme. Compare un homme brave; adjectives
having secondary meanings precede their nouns when they have the
figurative meaning and follow when the literal meaning occurs.
7. fous nous ferez à mancher. That is, vous nous ferez manger or
vous nous donnerez à manger.
74.--6. c'est les loups. Popular for ce sont les loups. 12.
ché. For je.
77.--11. entre eux. Note that there is no elision with entre
except in compound verbs (entr'ouvrir, etc.).
32. qué qui font. For qu'est-ce qu'ils font (il and ils are
often pronounced i even by the well educated).
78.--14. pi is for puis, t'as, for tu as; the other
errors have already been noted.
80.--25. Potdevin. Note de Maupassant's choice of names (cf.
Maloison, etc.).
83.--21. médaille militaire. See note to p. 195, l. 24.
LE BAPTÊME
85.--3. les femmes, c'est jamais prêt. A further example of
the popular omission of ne and of the use of a singular verb instead
of the agreement of the verb with the real subject.
5. qui avait appelé le premier. Le premier is in apposition to
qui.
7. all' viendront point. All' represents the vulgar pronunciation
of elles with the tendency to omit completely the mute e; the
omission of ne has already been noted.
27. sage-femme. Compare femme sage, and notice the importance of
the correct position of the adjective.
86.--29. le sel symbolique. Used in the Catholic christening
ceremony.
87.--10. m'sieu. A further example of the slurring over of
syllables by the uneducated (qu' for que, m' for me,
vot' for votre, Etc.).
12. dans les estomacs. That is, dans l'estomac, the plural may be
by analogy with les entrailles.
17. grand'mères. Etymologically the apostrophe is an error. The
adjective grand had no distinct feminine form in Latin (grandem)
nor in Old French (grant), consequently no e has been omitted;
the feminine form of Modern French (grande) is due to analogy with
feminine adjectives where e represents a Latin a (bonne,
from bona, etc.), the form grand' is merely a preservation of the
Old French form; cf. grand'rue, main street, grand merci, I thank
you kindly (where the apostrophe is not written), also such adverbs as
prudemment, précipitamment, etc. (see also note to p. 12, l. 25).
TOINE
90.--2. Toine-ma-Fine. A further illustration of de Maupassant's
choice of proper names. 24. bé, pé. Bé is for boire, pé for
Père, illustrating the dialectic omission of r and the Norman
pronunciation of oi (see note to p. 66, l. 19).
91.--7. arrondissement. See note to p. 176, l. 15. 32.
qu'al'est. For parce qu'elle est (see note to p. 85, l. 7).
28. pourqué. For pourquoi; pisque (l. 29) for puisque.
97.--6. qué que tu veux. For qu'est-ce que tu veux.
32. quasiment t'une lourdeur. t' here shows that a liaison has
been made. The question of liaison is difficult for a foreigner, some
book on pronunciation (such as Geddes, French Pronunciation, Oxford
Press) should be consulted.
98.--1. on entendit entrer. Notice that the indefinite subject
of the infinitive is omitted.
18. un lapin qui bat du tambour. An allusion to the drumming of
rabbits.
23. il dut couver, il dut renoncer. The past definite of certain
verbs expresses accomplishment, "he had to do it and he did it";
devait would not express the accomplishment of the action.
101.--3. combien qu'i en a. For combien qu'il y en a, that is,
combien y a-t-il?
5. cette famille nouvelle. When nouveau is placed after the noun,
it means "recently appeared," not "other"; nouveau should also be
distinguished from neuf, which means "unused" and follows its noun.
11. son enveloppe. The use of son before a feminine noun
beginning with a vowel arose by analogy with bon: bon ami, bonne amie,
therefore son ami, son amie.
LE PÈRE MILON
103.--4. la guerre de 1870. See note to p. 41, l. 1.
105.--14. tretous. A dialectic survival of an Old French form
(in Old French trestot, trestout, etc., are at times used for tout,
etc.; the word is derived from très and tout).
28. qu'il était. The uneducated are fond of introducing que in
phrases where it is unnecessary. Other dialectic peculiarities in this
paragraph which have not been noted are: pu de chinquante for
plus de cinquante, the Picard dialect resembles the Italian in the
pronunciation of the soft c, on the other hand the French ch is
pronounced in the Picard dialect as hard c (k), vache becoming
vaque; itou is another instance of a dialectic survival of an
Old French word (in Old French itel, "such, similarly, also,"
occurred, formed on analogy with icel=celui; itel and tel, icel and
cel were used without difference of meaning, i is a relic of the
Latin ecce originally added to the word for the sake of emphasis);
li is for lui. The following errors in syntax occur in this
passage: The first sentence should read, Je revenais un soir, alors
qu'il était peut-être dix heures, le lendemain après que vous étiez
venus (or arrivés) ici. After the phrase, Je me dis, read,
Autant de fois qu'ils me prendront vingt écus, autant de fois je leur
revaudrai ça. De sorte or a similar phrase should be supplied before
qu'il n'entendit, also before qu'il n'a pas seulement dit.
109.--2. pu, pus. Both stand for plus, the spelling of the
latter form represents the frequent pronunciation of s in plus when it
stands before a pause.
8. l'Empereur premier. For Napoléon Premier.
16. où que. Que is superfluous; after chez mé (l. 17),
insert de sorte or de telle façon.
27. le vieux. See note to p. 93, l. 4.
32. toute coupée. In this construction tout does not take the
feminine form if the following adjective begins with a vowel (tout
ancienne, etc.).
ALPHONSE DAUDET
Nîmes, 1840--Paris, 1897
Daudet has given the impressions and the experiences of his early life
in the two volumes with which he established his reputation: Le Petit
Chose and Lettres de Mon Moulin; in the former he describes the
struggles of his boyhood, and in the latter the customs and legends of
his native Provence. The books which he published later are of a
different character, marked by the influence of the Naturalistic School,
but unlike the other members of this school, he was endowed with a
spontaneous, sympathetic nature, which enabled him to feel what he
described. Thus while de Maupassant describes with the greatest art what
he observes, Daudet sympathetically describes what he observes and
feels. He had too much originality ever to come completely under the
influence of the Naturalists. His short stories usually deal with some
incident of the Franco-Prussian War (Le Siège de Berlin, La Dernière
Classe, La Vision du Juge de Colmar, etc.) or with life in the Midi
(Lettres de Mon Moulin). Le Curé de Cucugnan and Le Sous-Préfet aux
Champs are taken from Lettres de Mon Moulin (1869), the remaining
three stories of the collection are taken from Contes du Lundi (1873).
His best novels are given in the following list; in these he has often
been compared with Dickens and Thackeray.
Important works (besides the collections of short stories mentioned):
Les Amoureuses (verse, 1858), Le Petit Chose (1868), Aventures
Prodigieuses de Tartarin de Tarascon (1872), L'Arlésienne (drama,
1872), Fromont Jeune et Risler Aîné (1874), Jack (1876), Le Nabab
(1877), Les Rois en Exil (1879), Numa Roumestan (1881),
L'Évangéliste (1883), Sapho (1884), Tartarin sur les Alpes (1885),
La Défense de Tarascon (1887), L'Immortel (1888), Port Tarascon
(1890).
Edition: Flammarion, 13 vols. (illustrated); Charpentier, Dentu, Hetzel
and Lemerre have each published portions of his work.
LE CURÉ DE CUCUGNAN
This story is an almost literal translation of Lou Curat de Cucugnan,
a Provençal story by Roumanille, published by him under the pseudonym of
Lou Cascarelet in the Armana prouvençau (Provençal Almanac) in 1867
(Daudet was in Provence during this year). This Almanac was first
published in the year 1855, a little after the foundation of the
Félibrige (May 21, 1854). The Félibrige was a brotherhood of modern
Provençal poets, its purpose was to revive Provençal as a literary
language; the word Félibrige is of unknown origin, it comes from an
obscure word found by Mistral in a Provençal text; the members of the
brotherhood, which later became a great literary society, were called
félibres; the brotherhood was originated by Roumanille, who was
followed by a more celebrated poet, Mistral, and five other poets,
Aubanel, Brunet, Camille Raybaud, Mathieu and Félix Gras. In regard to
the Armana prouvençau, the following quotation from an article by
Mistral in Les Annales politiques et littéraires, May 13, 1906, will
give an idea of the type of this Almanac: «Et sans parler ici des
innombrables poésies qui s'y sont publiées, sans parler de ses
Chroniques, où est continue, peut-on dire, l'histoire du Félibrige, la
quantité de contes, de légendes, de sornettes, de facéties et de
gaudrioles, tous recueillis dans le terroir, qui s'y sont ramassés, font
de cette entreprise une collection unique. Toute la tradition, toute la
raillerie, tout l'esprit de notre race se trouvent serrés là-dedans.»
The dialects of France fall into two great classes: the Langue d'oïl,
in the north, and the Langue d'oc, in the south (oïl is the old>
northern form for oui, oc the southern form). The difference really
dates from Roman colonization, which occurred on the Mediterranean some
seventy-five years before Caesar conquered northern Gaul (59--5l B.C.).
Provençal is one of the principal dialects of the southern group; during
the eleventh, twelfth and thirteenth centuries (prior to the Albigensian
crusade) it was, at least in lyric poetry, the most important literary
language of France. Because of political and literary superiority, the
language of Paris, or of the Île-de-France, became the general literary
language of France. The dialects, however, still live on, and Provençal
has, as described above, been somewhat revived as a literary language by
the efforts of Mistral and the other poets of the Félibrige. Many
scholars regard the characteristics of the territory embraced by the
modern departments of Loire, Rhône, Isère, Ain, Savoie, the old province
of Franche-Comté and a part of Switzerland as sufficient to form a third
group of dialects known as Franco-Provençal. The dividing line between
the Langue d'oc and the Langue d'oïl passes approximately from the
mouth of the Gironde to the Alps by way of Limoges, Clermont-Ferrand and
Grenoble.
111.--1. à la Chandeleur. The article in such constructions is
usually explained as equal to la fête de; it should be noticed,
however, that in Old French a substantive frequently occurred in the
oblique without a preceding de, the construction being equal to the
Latin genitive, no preposition having been used (the phrase is thus
literally: "on that of Candlemas").
2. en Avignon. En is not now used with cities except in ironical
imitation of Provençal style (see Brunot, Précis de grammaire
historique de la langue française, sec. 496, 2) or as a poetic and
archaic survival of the usage of the seventeenth century, un joyeux
petit livre. The Armana prouvençau.
112.--3. quel bon vent. The verb is to be supplied (quel bon
vent vous amène?).
4. le grand livre et la clef. Cf. Matthew xvi, 19 and Revelation
xx, 12.
11. disons-nous. Here = vous dites.
27. faites que je puisse. Faire in the imperative is followed by
the subjunctive, elsewhere by the indicative (c'est ce qui fait que
cela va mal), but notice that faites attention takes the indicative
(faites attention qu'il est là).
114.--19. je n'ai pas entendu chanter le coq. See Matthew xvi,
34 ff.
116.--9. en l'air. En is never used before les; it is
rarely used before the singular definite article, when it is so used the
article is usually elided. In those cases where en is not used, dans
takes its place; en was more frequently used in former times, it is
now largely limited to fixed phrases. The following distinctions should
also be observed: je ferai cet ouvrage en deux jours (two days will be
required), je ferai cet ouvrage dans deux jours (after two days have
elapsed).
117.--7. rang par rang... quand on danse. As in the dance
called the farandole, where a number of people join bands and dance in
a long line.
16. le meunier. The French have always ridiculed the millers; cf.
the proverb: il n'y a rien de plus hardi que la chemise d'un meunier,
parce qu'elle prend, tous les matins, un fripon au collier; also, il
s'est fait d'évêque meunier, said when one bas fallen from a good
position to a poorer one.
118.--4. le. This pronoun does not refer to histoire, but to
all that has been told. This paragraph has not been added by Daudet, but
occurs in the Provençal version.
123.--1. une grande ville de province. Daudet was born at
Nîmes, his father was a wealthy manufacturer of silk handkerchiefs, the
father lost his money and moved to Lyons when Alphonse was nine years
old, it was here that the boy went to school and it is this city that is
described in the story.
2. très-encombrée. The hyphen is now omitted after très.
125.--32. j'avais beau revenir. Littré explains this idiom as
follows: «Avoir beau, c'est toujours avoir beau champ, beau temps,
belle occasion; avoir beau faire, c'est proprement avoir tout
favorable pour faire. Voilà le sens ancien et naturel. Par une ironie
facile à comprendre, avoir beau a pris le sens d'avoir le champ libre,
de pouvoir faire ce qu'on voudra, et, par suite, de se perdre en vains
efforts.»
127.--13. Pie VII. Pius VII was imprisoned by Napoleon
(l'empereur, l. 16) at Fontainebleau from 1812 to 1814; the words
comediante... tragediante were used by Napoleon to the Pope and by the
Pope to Napoleon.
UN RÉVEILLON DANS LE MARAIS
130.--23. vieux, vieux. The .repetition of an adjective for
emphasis is much more common in Italian than in French.
132.>--3. une Diane... avec un croissant au front. A conventional
manner of representing the goddess.
4. triolets. In versification this name (triolet) is given to a
poem of eight lines, of which the first is repeated after the third, and
both the first and second after the sixth, it is a development of the
Old French rondeau; in music, as it is here used, the name is given to
a group of three notes which, in a measure of 3/4 time, produces the
effect of 6/8 time.
LA VISION DU JUGE DE COLMAR
134.--1. l'empereur Guillaume. William I, King of Prussia in
1861 and Emperor of Germany from 1871 to 1888; it was during his reign
that the Franco-Prussian War occurred.
17. restez assis. In France the judges hold office for life
(magistrature assise), while prosecuting attorneys, etc., may be
removed from office by the Minister of Justice (magistrature debout);
there is thus a double meaning in restez assis "remain seated" or
"remain a judge (for life)"; on condition, of course, that Dollinger
renounce his allegiance to France and take the oath of allegiance to
Germany.
26. le même grand christ. Used in administering oaths, the person
who took the oath raised his right hand toward the crucifix.
136.--4. aussi n'avancent-ils. Notice that aussi here means
"therefore" and that it causes inversion (this occurs also with à
peine, encore, peut-être, ici, là, etc.).
137.--5. des robes noires, des robes rouges. The former are
worn by the judges in the lower courts, the latter by the judges in the
courts of appeal.
6. président. The French Department of Justice is now constituted
as follows. The Department has at its head a Cabinet Minister (Ministre
de la Justice) and it comprises a civil and a criminal jurisdiction. In
each canton is a justice of the peace, in each department a civil court,
and in sixteen important cities a court of appeal. Criminals are tried
in each department in a court of assize, before a jury of citizens and
judges of whom the presiding judge is termed the président and the
assistant judges conseillers assesseurs. Above all courts is the Court
of Appeal (Cour de Cassation, in the Palais de Justice at Paris);
this court is charged with looking after the strict observance of the
Laws.
138.--24. monsieur le comte. Bismarck was given the higher
title of Prince in 1871.
Most of the literary work of these two men was done jointly, hence their
hyphenated signature. Erckmann did most of the writing, Chatrian most of
the editing and adapting for the stage. Their work consisted of short
stories, novels and plays, particularly with scenes laid along the
Franco-German (Alsatian) frontier, where they were both born. Their
stories usually deal with incidents of the French Revolution, the Empire
of Napoleon l and the Franco-Prussian War; they attacked war, and their
stories are generally of a fantastic or idyllic type.
Important works: Madame Thérèse (1863), Histoire d'un Conscrit de
1813 (1864), L'Ami Fritz (1864, their best known novel), Le Juif
Polonais (1869, their best known play, known in English as The
Bells), Les Rantzau (1882, a play), and several collections of
Contes. The Montre du Doyen is from the Contes Fantastiques
(1860).
Edition: Most of their work has been published by Hetzel.
LA MONTRE DU DOYEN
141.--2. bourgmestre. This title is not applied to French
mayors, but to those of Belgium, Holland, Switzerland, Germany, etc.
142.--13. plus d'une demi-lieue. The use of de instead of
que, "than," occurs before numerals and is a survival of the Old
French construction, which employed de (than) generally after a
comparative (cf. the more general use of di in this sense in Italian).
27. grand concerto. Incorrect in Italian, where grande is usually
written gran before a word beginning with a consonant (except s
followed by another consonant); before a vowel grand' is used
(grand'impero, great empire).
29. théologiens... philosophes. A playful reference to the students of
Heidelberg University.
145.--10. jusque passé minuit. Note that jusque and not
jusqu'à is here used; besides a following preposition (jusque sur,
etc.), certain following adverbs may have the same construction
(jusqu'ici, jusque-là, jusqu'aujourd'hui, etc.).
20. ce disant. A survival of the Old French construction where ce
could be used as object without a noun. In modern French ce is usually
either an adjective pronoun or it is the impersonal subject of a verb or
it is the antecedent of a relative; the other uses have been taken over
by ceci and cela. Another similar construction is sur ce, used by
sovereigns in closing letters.
149.--14. soit. The tendency, although usage varies, is to
pronounce the t in this exclamation.
23. comme tu voudras. Note the tense, a polite future, where in
English the present would be used; notice also, the tense on p. 148, l.
18.
153.--15. et toute la salle de rire. An example of the historical
infinitive, which expresses the sudden result of a preceding action and
is accompanied by a new subject.
28. plus qu'un. Notice the difference between this phrase and plus
d'une (p. 142, l. 13).
161.--29. pas un d'entre eux. Note the insertion of entre; when
spoken, un d'eux would not be clear; note also that entre suffers no
elision (see note to p. 77, l. 11).
164.--14. après boire. An example of the present infinitive
used after après (cf. il est parti après avoir bu un verre d'eau).
167.--6. à peine eus-je allumé. Note that à peine causes inversion
and that it is used with the past anterior (see notes to p. 136, l. 4
and p. 3, l. 25).
168.--29. et que mon histoire vous ait intéressé.
When que is used to avoid the repetition of si, the subjunctive is
employed.
FRANÇOIS COPPÉE
Paris, 1842--Paris, 1908
Coppée is known as a poet and writer of short stories. His work usually
deals with the pathetic side of humble life. He has been accused of
sentimentality and superficiality; he is, however one of the most
popular and accomplished of the modern French poets, a dramatist of some
merit and the author of a number of Contes relating to the life of the
peuple, particularly in and about Paris.
Important works: Poésies (several collections, 1864-1890), Théâtre
(best plays: Le Passant, 1869; Le Luthier de Crémone, 1876; Les
Jacobites, 1885; Pour la Couronne, 1895), and several volumes of
Contes (the two stories given in this collection are from his Longues
et Brèves, published in 1893).
Edition: Lemerre.
LE LOUIS D'OR
169.--12. abat-jour. This compound noun is invariable in the
plural because the plural idea does not really belong to the second
element, which is the only part capable of inflection.
17. Zaatcha. This oasis was captured in 1849, during what may be
termed the second period of the French occupation of Algeria; the first
period extends from the landing of French troops in 1830 until the
capture of Constantine in 1837, the second period, from 1837 to 1849,
was a period of resistance, the third period extending to 1901 was one
of partial insurrections; Algeria is now the most important French
colony. France now possesses the colonies of St. Pierre and Miquelon,
near Newfoundland; Guadaloupe, Martinique and French Guiana in the West
Indies and South America; New Caledonia, New Hebrides and about 116
other islands in Oceania; Indo-China (comprising Cochin-China, Annam and
Tonkin, with about 18,000,000 inhabitants); Madagascar, Reunion and
other near-by islands; Djibouti, an African port on the Gulf of Aden;
French Congo, French Soudan, French Guinea, French Senegal, on the
western coast of Africa; Tunis, Algeria and Morocco (the latter since
1912) on the Mediterranean, with strong influence in the country lying
between this territory and the Soudan. In addition the French language
is spoken by the descendants of French colonists in Canada, New Orleans,
the Mexican mountains, etc.
170.--3. mettant... ses souliers dans la cheminée. The French
children have this custom instead of hanging up their stockings.
171.--28. quelque espoir. The final vowel of quelque is
elided only in quelqu'un and quelqu'une.
172.--5. le dix-sept n'est pas sorti. The game of roulette is
played on a rectangular table with a revolving wheel in the center. A
ball is placed on the wheel which sends it into compartments; these
compartments (of which there are two series, one on each side of the
table) are numbered consecutively up to thirty-six and are arranged in
three parallel lines or columns. The players or punters stake their
money in various ways: on a single number or numéro, which means
that if the ball rests on that number the player receives thirty-five
times the amount risked; on a colonne or row of numbers, in that case if
the ball remains on any number of the column the player receives three
times the amount risked; on a couleur (the numbers are half red,
half black), in this case he receives, if he is successful, the amount
he has risked; on the douzaine, that is, on the first, second or
third series of twelve numbers, in case he wins the player then receives
three times the amount he has risked; other combinations may also be
used and there are two compartments, and 00, which enable the bank to
maintain a constant advantage.
L'ENFANT PERDU
176.--11. sous le nom de Louis XIV. Louis XIV was also known as
le Roi-Soleil.
15. Conseil général de l'Eure. The old French provinces were
abolished during the Revolution, and the territory was redivided into
départements, of which there are at present 86 (if the territory
around Belfort be not counted); each department is governed by a
préfet, or prefect. These departments are subdivided into 362
arrondissements, with a sous-préfet at the head of each; these into 2899
cantons, governed by a council; and these in turn into 36,170
communes, governed by mayors. The chief magistrate of the modern
Republic (declared in 1870) is the President, elected for seven years by
the Senate and the Chamber of Deputies. These latter legislative bodies
are composed respectively of 300 members elected for nine years (one
third every three years), and of 597 members elected for four years. The
President appoints a cabinet of ten ministers to aid him in his
executive duties. When a cabinet receives only a minority of votes of
confidence in the Chamber of Deputies, it resigns in a body and a new
cabinet is formed. The executive power is represented throughout France
by the préfets, sous-préfets and mayors. Each commune, canton and
arrondissement possesses a council which cannot treat of political
questions. There is also a conseil général which considers
departmental affairs. A deliberative body and a representative of the
executive are thus found side by side throughout the strongly
centralized Republic.
20. nous sommes donc autorisé. The author is speaking for himself
alone, hence the participle is in the singular.
178.--7. zéro. The French use the Centigrade thermometer with
zero at 32° Fahrenheit; 1 4/5° F. = 1° C.
179.--28. un air de famille avec les Auvergnats. An allusion
to the custom in Auvergne of wearing the beard in this fashion.
180.--32. chaussons de lisière et de la brosserie. List-shoes
and brushes are manufactured in French prisons.
181.--13. qui s'en faisait deux fois autant par la vertu de l'anse
du panier. Compare the phrase, faire danser l'anse du panier,
said of a cook who makes a profit on the supplies of the Household.
24. son Allemande. Gouvernante is to be understood.
182.--7. joueur comme les cartes. Compare the phrase in
another of Coppée's stories (les Vices du Capitaine), joueur comme
feu Bésigue, where the game (bezique) is spoken of as though it were
a person.
11. trop heureux de devenir. Notice the difference between this
phrase and trop heureux pour devenir.
31. Dauphin. When the province of Dauphiné was added to French
territory, the last ruler of Dauphiné, Humbert III, ceded the province
on condition that the title of Dauphin be given to the eldest son of the
French king; the province became a part of French territory in 1349.
183.--10. le trois pour cent. The reference is to government
bonds.
16. quatre bureaux de tabac. Tobacco is a government monopoly in
France, hence the management of the shops is sometimes turned over to
friends of politicians.
18. Deux Décembre. The date (December 2, 1851) on which Louis
Napoleon executed his coup d'état, by which he was elected President
for ten years. There was a Parisian uprising against this act, but he
put this down and in the following year he became Emperor with the title
of Napoleon III (1808-1873).
19. P'pa, et le p'tit Noël... y mettra-ti' tet' chose. For Papa,
etc. ...y mettra-t-il quelque chose. See also note to p. 77, l. 32.
184.--1. blond albinos. Modified adjectives of color are
usually invariable.
185.--20. conquêtes de 89. The French Revolution began in
1789.
27. l'air d'un marié du samedi. The working people are often
married on Saturday.
29. République parlementaire. A Republic has been proclaimed three
times in France: the first lasted from 1792 until Napoleon I became
Emperor in 1804; the second extended from the fall of King Louis
Philippe in 1848 until the coup d'état of 1851; the third and present
Republic was proclaimed on September 4, 1870 (the allusion in the text
is to the last).
186.--14. au château. That is, au château du Louvre, the
former residence of the French kings.
23. Port' siou p'ait. (Ouvrez la) porte s'il vous plaît.
187.--12. sur les fortifications. The reference is to the
walls around Paris, formerly used as fortifications; the type of the
quarter is described in the text.
191.--19. ayez pas peur. The popular omission of ne has
already been noted (note to p. 64, l. 19), as well as the other popular
phrases which follow.
192.--14. j'ai été faire. The use of être for aller when
followed by an infinitive is inelegant, though the construction is
sometimes used by good writers.
195.--24. médaille. The reference is to the military medal,
conferred for meritorious military service (instituted in 1852).
THÉOPHILE GAUTIER
Tarbes, 1811--Paris, 1872
Born in Gascony, Gautier was educated, partly in his native town, partly
at the Lycée Charlemagne in Paris. Here he became a friend of Gérard de
Nerval, who was of such influence on the later decadent school. He was a
friend of the Romanticist, Victor Hugo, and the typical red waistcoat
which he wore at the first presentation of Hernani has become almost
historic. In 1830 he published a volume of verse, and two years later
Albertus in the extreme Romantic style. A novelist and poet, he
traveled extensively and embodied his experiences and impressions in
many works on travel and art criticism. His work is characterized by a
remarkable esthetic appreciation, an almost flawless, ornate style, and
a strong tendency toward the fantastic. Faguet says of him: "He knew all
the resources of the French language and style." He stands above all for
form (cf. his poem, L'Art).
Important works: Poésies (1830), Albertus (1832), Mademoiselle de
Maupin (1835), Fortunio (1838), Les Grotesques (1844), Avatar and
Jettatura (1857), Émaux et Camées (1858), Le Roman de la Momie
(1858), Le Capitaine Fracasse (1863), besides descriptions of his
travels.
Edition: Charpentier, in 34 vols.
LA MILLE ET DEUXIÈME NUIT
The title is borrowed from the Mille et Une Nuits, translated into
French by Galland (1704).
201.--1. favorite. This peculiar feminine form is due to
analogy with petite (in the masculine petit and favori end with the
same sound, hence by analogy they have the same sound in the feminine).
13. ne sachant que faire. Pas may be omitted: (1) in certain
fixed phrases (n'importe, etc.); (2) after qui or que expressing a
regret or a desire (qui de nous n'a ses défauts?); (3) before the
interrogative pronouns que, quel, quoi (je n'ai que faire de vos
dons, ne sachant que faire, etc.); (4) with ni (il ne boit ni ne
mange); (5) with ne... que, meaning "only," or when another negative
follows (point, rien, etc.); (6) with certain verbs followed by an
infinitive (pouvoir, savoir, etc.); (7) with si when expressing a
reservation in the sense of à moins que; (8) in certain subordinate
clauses (je n'y vais jamais qu'il ne m'arrive quelque accident,. c'est
vrai qu'il ne s'est jamais marié, mais ce n'est pas qu'il ne l'ait
voulu, etc.). This list does not embrace the pleonastic uses of ne.
Notice further in regard to this phrase (ne sachant que faire)
that, although the indirect question usually becomes in French a
relative clause (il ne sait pas ce qu'il fait), with the infinitive
the old Latin construction is preserved (with avoir, pouvoir and
savoir, when negative). Ne (alone) to express negation is a survival
of the usage in Old French where ne (without pas) could be used
generally.
216.--27. Ibnn-Ben-Omaz. There seems to have been
no celebrated poet of this name. Gautier's knowledge of Arabiç was
apparently limited (a number of his errors have been indicated under the
proper words in the vocabulary). Omar Khayyam (eleventh and twelfth
centuries) is naturally suggested; Ibn al-Khattab Omar, the second
Caliph, who succeeded Abu-Bekr in 634 and who took part in writing the
Koran, is also suggested. Omaz is not an Arabic name.
218.--22. l'escarboucle magique, ou l'aigrette de plume de
héron. That is, she was neither a fairy nor of royal blood; the
carbuncle was formerly a magic stone and was credited with the power to
emit light; in regard to the héron, possibly Gautier had in mind the
ibis, the sacred bird of Egypt.
219.--29. la princesse... n'enverrait... que je refuserais.
For si la princesse envoyait... je refuserais.
220.--23. vous l'a fait préférer. Notice that in this
construction the object of the infinitive precedes faire.
221.--1. c'est tout au plus si je pourrais. In conditional
clauses the conditional is not allowed after si; this clause is
declarative, the meaning is: "at the utmost I could do no more than."
HONORÉ DE BALZAC
Tours, 1799--Paris, 1850
Because of his father's circumstances Balzac was at an early age placed
in a law office; this work was especially irksome to him, and he soon
went over to literature. For a long time he suffered hardships from want
of money, which seems to have strongly colored much of his work. In 1850
he married a wealthy Polish lady, Madame Hanska, but he never was able
to enjoy the life of ease to which he had been looking forward for many
years; his death occurred a few months after his marriage. Balzac's
chief work is to be found in his Comédie Humaine, a collection of
stones filling some forty volumes. It is divided into: (1) Scènes de la
Vie Privée, (2) Scènes de la Vie de Province, (3) Scènes de la Vie
Parisienne, (4) Scènes de la Vie Politique, (5) Scènes de la Vie
Militaire, (6) Scènes de la Vie de Campagne, (7) Études Philosophiques,
(8) Études Analytiques. These novels are often connected by the
reappearance of certain characters, and especially by the analysis of
character which is always intimately connected with Balzac's name. Of a
robust, exuberant and vulgar nature, his style is poor; he lacked an
artistic sense and he was without poetic genius. He was unable to depict
a gentleman or a lady; but he excelled in the analysis of character,
especially among the middle and lower classes, and in the descriptions
of their surroundings; it is thus that he stands at the head of the
Realists.
Important works: To the Comédie Humaine (1829-1850) above mentioned
should be added the Contes Drolatiques (in which he imitates the style
and the language of the sixteenth century) and several volumes of
Contes. In the Comédie Humaine the following volumes should be
especially mentioned: Le Père Goriot, Le Colonel Chabert, Le Lys
dans la Vallée, Ursule Mirouet, Eugénie Grandet, Le Curé de Tours,
Illusions Perdues, César Birotteau, Les Paysans, Le Curé de Village.
Un Drame au Bord de la Mer (written in 1834) is taken from the Études
Philosophiques (published in 1835)
Edltlon: Calmann Lévy, in 24 vols. and in 45 vols. (his works have been
published in several other editions).
UN DRAME AU BORD DE LA MER
222.--7. conceptions premières. Numerals precede their nouns;
when premier follows its noun, as here, the idea conveyed is
"conceptions which form the basis of other conceptions."
12. durant. According to Littré, this preposition differs from
pendant in that it means "during the entire time," whereas pendant may
mean "at a certain point during the time": durant la campagne les
ennemis se sont enfermés dans leurs places, and c'est pendant la
campagne que s'est livrée la bataille dont vous parlez.
227.--27. sans mot dire. Note the position of mot in this
phrase; cf. sans rien dire.
229.--4. faquir. The fakirs or ascetic Mohammedan monks comprise
various classes and orders; Balzac apparently has in mind those known as
yogis, who assume and maintain for a long time various unnatural
postures, their belief being that this will effect a union of the human
soul with the Supreme Being, whereby further migration will be avoided
(this is known as the yoga system of philosophy).
6. si le voulait la mer. Notice the inversion.
230.--24. mon cher oncle. A detailed account of Balzac's
family can be found in E. Biré, Honoré de Balzac.
232.--28. bestiaux. This word is now used as the plural of
bétail; it is, however, etymologically not the plural of bétail, but
of the adjective bestial; the latter singular form is not now used as
a substantive in the literary language, although it occurs in works of
the seventeenth century and is still used in Normandy, meaning "all the
cattle" (cf. Nyrop, Grammaire historique de la langue française, vol.
II, sec. 292, 2, remark).
235.--22. anachorètes. Anchorites differ from hermits in that
they live in the most absolute solitude and subject themselves to the
greatest privations.
237.--4. il ne se serait pas sacré comme ça, que la frayeur
...That is, quand même il ne se serait pas sacré comme ça, la
frayeur... (the principal clause expresses a concession, and the que
clause the conclusion).
11. qu'est. A popular error already noted (see note to p. 92, l.
29).
18. qué qui te dit. For qu'est-ce qu'il te dit; qu'elle
répond (l. 19), an example of the superfluous que used by the
uneducated; qu'a dit (l. 21) = qu'elle dit = dit-elle.
31. défunt ma mère. Défunt, as also the adjective feu, does not
agree with its noun when the latter follows.
238.--5. qu'a écouté. For qu'elle a écouté. 22. plus du
temps. For plus que le temps.
239.--20. fallait des espèces. Popular omission of il.
26. mette. The dialects often other examples of the survival of Old
French words; métal is the modern word for "metal," it is sometimes
used in slang for "money."
240.--27. des cent écus, des cent francs. For des centaines
d'écus, des centaines de francs.
241.--3. la fille au cadet. Popular for la fille du cadet,
another example of the survival of an Old French construction among the
common people.
10. qu'avait. For qui avait.
27. pour. Incorrect use of pour without an object; the other
popular phrases have already been noted.
243.--18. malin. The feminine of this adjective, maligne, is
only apparently irregular; the Latin etyma are malignum and malignam
(French words, except those used in address, are derived from the Latin
accusative), these give regularly malin and maligne, because final
Latin vowels fall except a which becomes e and final gn is reduced
to n, whereas gn between vowels gives the modern French sound.
30. il pleurait du sang. Compare the English phrase "to sweat
blood."
De Musset at an early age became a member of the cénacle or inner circle
of the Romantic writers, with whom he is intimately connected. In 1829
he published a volume of verse of great merit; this and the Spectacle
dans un Fauteuil made him famous at once. He had an extremely
excitable, poetic temperament and a weak will, which rendered him
incapable of entering any useful employment, such as a position in the
French Embassy at Madrid, or writing regularly for periodicals, both of
these positions having been offered him. He was elected to the French
Academy in 1852 and did little work thereafter. His best work was done
in verse and in the drama, but his short stories are of extraordinary
merit. His poems (especially the Nuits) possess preëminently the lyric
quality, genuineness, originality and passion; his dramas, having
usually some proverb as a title, show great delicacy, grace, ingenuity
and wit; his short stories are exquisite. His style, in contrast to that
of Gautier, shows little care for form, and in many respects he may be
compared with the English poet Byron.
Important works: Contes d'Espagne et d'Italie (1829), Spectacle dans
un Fauteuil (1829), Rolla (1833), Nuits (1835 ff.); Lettre à
Lamartine (1836), Confessions d'un Enfant du Siècle (1836), Poésies
Nouvelles (1840), Comédies et Proverbes (1850-1851, about
fifteen), besides several Nouvelles and Contes (1837-1854), such
as: Emmeline, Frédéric et Bernerette, Fils du Titien, Margot, Le Merle
Blanc, Croisilles (published in 1841), etc.
Edition: Charpentier, in 9 vols.; Lemerre, in 10 vols.
CROISILLES
250.--29. et quand je l'aurais. The apodosis (qu'est-ce que
je ferais) is omitted and only the protasis is expressed.
251.--13. que penserait-on de vous. Distinguish between
penser à, to think of, and penser de, to have an opinion of.
252.--29. fermes royales. The old monarchy, which existed in
France before 1789, used to farm out the taxes to private individuals or
to a company, on condition that a certain sum should be turned over to
the Government, anything above this sum being the profit of the
fermier.
257.--9. de la sorte. Preservation of the old demonstrative
use of illam; the French article is the weakened Latin demonstrative.
259.--1. à peine... que. Notice that que, not quand, is
used after à peine; the inversion with à peine has already been
mentioned (note to p. 136, l. 4).
260.--10. n'avoir pas diné. Both parts of the negative are
usually placed before the infinitive.
17. Monsieur aime-t-il. The third person is generally used by
French servants in addressing their masters.
263.--24. un Turc. De Musset has in mind the Turkish custom of
sending sélams (see this word in the vocabulary).
266.--4. Mademoiselle. Cher, chère in the salutation of a
French letter expresses much greater intimacy than the corresponding
English word; it is omitted in formal letters.
268.--10. si on lui. Si on and not si l'on is used when
the letter l immediately follows.
269.--18. plus d'une. Notice that, while the subject contains
a plural idea, the verb is singular because of the influence of un.
270.--16. profondément. Not an exception to the rule that
French adverbs are derived by adding -ment to the feminine adjective;
adverbs of this type go back to past participles ending in -ée, the
final e having been lost (aveuglément, commodément, conformément,
etc.), or are formed on analogy with adverbs that are so derived (see
Darmesteter, Historical French Grammar, p. 382).
277.--26. grand'chose. See note to p. 87, l. 17 (cf. also
grand 'peine, l. 8).
there is, there are, you see there, that's it,
that's how it is, there you have it, here is,
etc.;
le --
, there he
(it) is;
-- que
, suddenly, it happened that, now;
-- deux jours
que
, for two
days;
-- qui est bien
, that's right.
voile
,
m.
veil, sail;
toile à --
, sail-cloth.
voiler
,
v.
to veil.
voir
,
v.
to see;
voyons
, let us see, come now!;
voyez-vous
, just see, you see;
-- la chose
,
see the thing, see
about the matter;
faire --
, show; nous verrons cela, we'll see
about that;
bien vu
, in favor;
vu que
,
conj.
seeing that;
vu
,
prep.
seeing, in view of.
voisin, -e
,
adj. and s.
neighboring, adjoining, bordering,
neighbor.
voisinage
,
m.
neighborhood;
de --
, neighborly.
voiture
,
f.
carriage.
voix
,
f.
voice;
d'une -- rauque
, hoarsely.
vol
,
m.
theft.
vol
,
m.
flight, flock;
à -- d'oiseau
, bird's-eye view.
volaille
,
f.
fowl, poultry.
volant
,
m.
shuttlecock, pump handle.
volcan
,
m.
volcano.
voler
,
v.
to teal, rob.
voler
,
v.
to fly.
volet
,
m.
shutter.
voleur, -euse
,
m., f.
thief, robber.
volontaire
,
adj.
voluntary.
volontairement
,
adv.
voluntarily.
volonté
,
f.
will, wish.
volontiers
,
adv.
willingly.
voltiger
,
v.
to hover, flutter, flit.
volumineux, -euse
,
adj.
voluminous, bulky.
volupté
,
f.
pleasure, delight.
voluptueux, -euse
,
adj.
voluptuons.
voracement
,
adv.
voraciously, ravenously.
vos
,
see
votre
.
Vosges (les)
,
m. pl.
the Vosges (chain of mountains in
north-eastern France and
south-western Germany. parallel with the upper
Rhine; pronounced:
voge
).
vote
,
m.
vote.
voter
,
v.
to vote.
votre (vos
,
pl.), poss. adj. pr.
your.
vôtre
,
poss. adj. pr.
(usually with the article), yours.
vouer
,
v.
to devote, consecrate, dedicate.
vouloir
,
v.
to wish, will, be willing, require, decree, start,
expert;
-- bien
, be willing, be willing
to, accept;
-- bien
de
; be willing to accept;
-- dire
, mean;
en -- à
, have a
grudge against, be
angry with;
que voulez-vous?
, what do you wish?,
what do you expect?;
veuillez
, be good
enough to.
vous
,
conj. and disj. pr.
you, to you.
vous-même (s)
,
pr.
you, yourself, yourselves.
voûte
,
f.
vault, arch.
voûter
,
v.
to vault.
voyage
,
m.
voyage, journey, trip, traveling, travels.
voyager
,
v.
to travel.
voyageur
,
m.
traveler.
vrai, -e
,
adj.
true, real;
bien --
, really;
dire --
, to
speak the truth.
vraiment
,
adv.
truly, really.
vraisemblance
,
f.
likelihood, probability (
s
pronounced as in
sembler
).
vue
,
f.
view, sight;
perdre de --
, to lose sight of.
vulgaire
,
adj.
vulgar, low, common.
vulnérable
,
adj.
vulnerable.
W
w
, this letter does not belong to the French alphabet, it occurs
only in foreign words.
wachtman
,
m.
watchman (German).
wagon
,
m.
railway-car;
-- à minerai
, ore or mining car.
Walewska
,
see
Gallitzin.
Wilfrid
, Wilfrid.
Y
y
,
adv. and conj. pr.
there, to or at or in it, to or at or in
them, about it, to him, etc., here.
ya
,
adv.
yes (German).
yatagan
,
m.
yataghan (long Turkish dagger).
yeux
,
see
oeil
.
Ypsilanti (Alexandre)
, Alexander Ypsilanti (or Hypsilanti), a Greek
who became an officer in
the Russian army; in 1820 he became the head of
the Greek Hetreria, a secret society
founded in Odessa for the purpose
of liberating Greece from the Turks, and in 1821 he led an
insurrection
against the Turks in the Danube provinces and inaugurated the Greek war
for
independence; after a number of mistakes (
cf. the déroute de
Skouliani
) and humiliating
defeats, and after having been dismissed
from the Russian army, he died in poverty
(1792-1828).
Z
Zaatcha
, Algerian oasis near Biskra (captured by the French in 1849).
Zâhn
, proper name (
Zahn
= tooth, in German).
zebeks (zebecks or zebecs)
,
m. pl.
there is a Turkish word
(
zebek; or zebeik
;) with an
obscene meaning, probably Gautier found
this unknown word and thought that it meant
"attendant," it should be so
translated. There is a similar word in Turkish (
zibek or zeibek
, with
a different
k
), which means "vagabond" or "people living in the
mountains."
Zette
(abbreviation of
Suzette
), Susie.
Zidore
, abbreviation of
Isidore
.
Zimmer
, proper name (
cf. Zimmer
, room, in German).
zingueur
, m. zinc-worker.
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES FRANÇAIS ***
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